charme, pour la première fois de ma vie, je me vois forcé de l'allier au dédain, et d'ôter ma confiance et mon estime à un homme que j'aime et dont je me crois aimé ! Le malheureux me cachoit sa turpitude; pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui cacher mon mépris, et de recéler au fond de mon cœur des sentiments que mon ami ne devoit pas connoître. Douce et sainte illusion de l'amitié! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empêché depuis lors de retomber ! A Lyon, je quittai Gauffecourt pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la revoir. Je la revis..... dans quel état, mon Dieu ! Quel avilissement! que lui restoitil de sa vertu première ? Etoit-ce la même madame de Warens, jadis si brillante, à qui le curé Pontverre m'avoit adressé? Que mon cœur fut navré! Je ne vis plus pour elle d'autre ressource que de se dépayser. Je lui réitérai vivement et inutilement les instances que je lui avois faites plusieurs fois dans mes lettres de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulois consacrer ma vie et celle de Thérèse à rendre ses jours heureux. Attachée à sa pension, dont cependant elle ne tiroit plus rien depuis long-temps, elle ne m'écouta pas. Je lui fis quelque légère part de ma bourse, bien . moins que je n'aurois dû, bien moins que je n'aurois fait, si je n'eusse été sûr qu'elle n'en mettroit pas un sou à son usage. Durant mon séjour à Genève, elle fit un voyage en Chablais, et vint me voir à Grange-Canard. Elle manquoit d'argent pour achever son voyage; je n'avois passur moi ce qu'il falloit pour cela ; je le lui envoyai par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de son cœur. Il ne lui restoit pour dernier bijou qu'une petite bague. Elle l'ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l'instant au sien, en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'étoit alors le moment d'acquitter ma dette! Il falloit tout quitter pour la suivre, m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son sort quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle, et ne la suivis pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent. Je méritai par là les châtiments terribles qui, depuis lors, n'ont cessé de m'accabler; puissent-ils avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite, mais elle a trop déchiré mon cœur pour que jamais ce cœur ait été celui d'un ingrat. Avant mon départ de Paris, j'avois esquissé la dédicace du Discours sur l'inégalité. Je l'achevai à Chambéry, et la datai du même lieu, jugeant qu'il étoit mieux, pour éviter toute chicane, de ne la dater ni de Genève ni de France. Arrivé dans cette ville, je me livrai à l'enthousiasme républicain qui m'y avoit amené. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout entier au zèle patriotique; et, honteux d'être exclus de mes droits de citoyen par un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement celui de mon pays. Je pensois que la morale de l'Évangile étant la même pour tous les chrétiens, et le fonds du dogme n'étant différent qu'en ce qu'on vouloit expliquer ce qu'on ne pouvoit entendre, il appartenoit en chaque pays au seul souverain de fixer ce dogme inintelligi ble, ainsi que le culte, et qu'il étoit par conséquent du devoir de tout citoyen d'admettre le dogine et de suivre le culte prescrit par la loi. La fréquentation des encyclopédistes, loin d'ébranler ma foi, l'avoit affermie par mon aversion pour la dispute et ́les parpour tis. L'étude de l'homme et de l'univers m'avoit montré partout les causes finales et l'intelligence qui les dirigeoit. La lecture de la Bible, et surtout de l'Évangile, à laquelle je m'appliquois depuis quelques années, m'avoit fait mépriser les basses et sottes interprétations que donnoient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de l'entendre. En un mot, la philosophie, en m'attachant à l'essentiel de la religion, m'avoit détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes l'ont offusquée. Jugeant qu'il n'y avoit pas pour un homme raisonnable deux manières d'être chrétien, je jugeois aussi que tout ce qui est discipline et forme étoit dans chaque pays du ressort des lois. De ce principe si sensé, si social, si pacifique, et qui m'a attiré de si cruelles persécutions, il s'ensuivoit que, voulant être citoyen, je devois être protestant et rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y déter minai; je me soumis même aux instructions du pasteur de la paroisse où je logeois. Je désirai seulement de n'être pas obligé de paroître en consistoire. L'édit ecclésiastique cependant y étoit formel; on voulut bien y déroger en ma faveur, et l'on nomma une commission de cinq ou six membres pour recevoir en particulier ma profession de foi. Malheureusement, le ministre Perdrian, homme aimable et doux avec qui j'étois lié, s'avisa de me dire qu'on se réjouissoit de m'entendre parler dans cette petite assemblée. Cette attente m'effraya si fort, qu'ayant étudié jour et nuit pendant trois semaines un petit discours que j'avois préparé, je me troublai lorsqu'il fallut le réciter, au point de n'en pouvoir dire un seul mot, et je fis dans cette conférence le rôle du plus sot écolier. Les commissaires parloient pour moi, je répondois bêtement oui et non ensuite je fus admis à la communion et réintégré dans mes droits de citoyen, ayant été inscrit comme tel dans le rôle des gardes que paient les seuls citoyens et bourgeois, et ayant assisté à un conseil général extraordinaire pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché des bontés que me témoignèrent en cette oc |