je n'imaginai qu'elle au monde qui pût prendre intérêt à ce chiffon : mais quel intérêt pouvoitelle prendre à l'autre et aux lettres enlevées, dont, même avec de mauvais desseins, on ne pouvoit faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier? Pour M. le maréchal, dont je connoissois la droiture invariable et la vérité de son amitié pour moi, jene pus le soupçonner un moment; je ne pus même arrêter ce soupçon sur madame la maréchale. Tout ce qui me vint de plus raisonnable à l'esprit, après m'être fatigué long-temps à chercher l'auteur de ce vol, fut de l'imputer à d'Alembert, qui, déjà faufilé chez madame de Luxembourg, avoit pu trouver le moyen de fureter ces papiers, et d'en enlever ce qui lui avoit plu tant en manuscrits qu'en lettres, soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pour s'approprier ce qui lui pouvoit convenir. Je supposai qu'abusé par le titre de la Morale sensitive il avoit cru trouver le plan d'un vrai traité de matérialisme, dont il auroit tiré contre moi le parti qu'on peut bien s'imaginer. Sûr qu'il seroit bientôt détrompé par l'examen du brouillon, et déterminé à quitter tout-à-fait la littérature, je m'inquiétai peu de ces larcins, qui n'étoient pas les premiers de la même main que j'avois endurés sans m'en plaindre. Bientôt je ne songeai pas plus à cette infidélité que si l'on ne m'en eût fait aucune; et je me mis à rassembler les matériaux qu'on m'avoit laissés, pour travailler à mes Confessions. J'avois long-temps cru qu'à Genève la compagnie des ministres, ou du moins les citoyens et bourgeois, réclameroient contre l'infraction de l'édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, au moins à l'extérieur; car il y avoit un mécontentement général qui n'attendoit qu'une occasion pour se manifester. Mes amis, ou soit-disant tels, m'écrivoient lettres sur lettres pour m'exhorter à venir me mettre à leur tête, m'assurant d'une réparation publique de la part du conseil. La crainte du désordre et des 1 J'avois trouvé dans ses Éléments de musique beaucoup de choses tirées de ce que j'avois écrit sur cet art pour l'Encyclopédie, et qui lui fut remis plusieurs années avant la publication de ces Éléments. J'ignore la part qu'il a pu avoir à un livre intitulé, Dictionnaire des beaux-arts; mais j'y ai trouvé des articles transcrits des miens, motà mot, etcela longtemps avant que ces mêmes articles fussent imprimés dans l'Encyclopédie. troubles que ma présence pouvoit causer m'empêcha d'acquiescer à leurs instances; et, fidèle au serment que j'avois fait autrefois de ne jamais tremper dans aucune dissension civile dans mon pays, j'aimai mieux laisser subsister l'offense et me bannir pour jamais de ma patrie que d'y rentrer par des moyens violents et dangereux. Il est vrai que je m'étois attendu de la part de la bourgeoisie à des représentations légales et paisibles contre une infraction qui l'intéressoit extrêmement. Il n'y en eut point. Ceux qui la conduisoient cherchoient moins le vrai redressement des griefs que l'occasion de se rendre nécessaires. On cabaloit, mais on gardoit le silence, et on laissoit clabauder les caillettes et les cafards que le conseil mettoit en avant pour me rendre odieux à la populace, et faire attribuer son incartade au zèle de la religion. Après avoir attendu vainement plus d'un an que quelqu'un réclamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti; et, me voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer à mon ingrate patrie, où je n'avois jamais vécu, donť je n'avois reçu ni bien ni service, et dont, pour prix de l'honneur que j'avois tâché de lui rendre, je me voyois si indignement traité d'un consentement unanime, puisque ceux qui devoient parler n'avoient rien dit. J'écrivis donc au premier syndic de cette année-là, et dont j'ai oublié le nom, une lettre par laquelle j'abdiquois solennellement mon droit de bourgeoisie, et dans laquelle, au reste, j'observai la décence et la modération que j'ai toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de mes ennemis m'a souvent arrachés dans mes malheurs. Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens; sentant qu'ils avoient eu tort pour leur propre intérêt d'abandonner ma défense, ils la prirent quand il n'étoit plus temps. Ils avoient d'autres griefs qu'ils joignirent à celui-là, et ils en firent la matière de plusieurs représentations très-bien raisonnées qu'ils étendirent et renforcèrent à mesure que les durs et rebutants refus du conseil, qui se sentoit soutenu par le ministère de France, leur firent mieux sentir le projet for mé de les asservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidoient rien, jusqu'à ce que parurent tout d'un coup les Lettres écrites de la campagne, ouvrage écrit en faveur du conseil avec un art infini, et par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut pour un temps écrasé. Cette pièce, monument durable des rares talents de son auteur, étoit du procureur-général Tronchin, homme d'esprit, homme éclairé, très-versé dans les lois et le gouvernement de la république. Siluit terra. Les représentants, revenus de leur premier abattement, entreprirent une réponse, et s'en tirèrent passablement avec le temps. Mais tous jetèrent les yeux sur moi, comme sur le seul qui pût entrer en lice contre un tel adversaire avec espoir de le terrasser. J'avoue que je pensai de même; et, poussé par mes anciens concitoyens, qui me faisoient un devoir de les aider de ma plume dans un embarras dont j'avois été l'occasion, j'entrepris la réfutation des Lettres écrites de la campagne, et j'en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la montagne que je mis au miennes. Je fis cette entreprise, et je l'exécutai si secrètement que, dans un rendez-vous que j'eus à Thonon avec les chefs des représentants, pour parler de leurs affaires, et où ils me montrèrent l'esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne, qui étoit déjà faite, craignant qu'il ne survînt quelque obstacle à l'impression, s'il en parvenoit le moindre vent soit aux magistrats, |