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Ma chaise étoit rude, et j'étois trop incommodé pour pouvoir marcher à grandes journées. D'ailleurs, je n'avois pas l'air assez imposant pour me faire bien servir; et l'on sait qu'en France les chevaux de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En payant grassement les guides, je crus suppléer à la mine et au propos : ce fut encore pis : ils me prirent pour un pied plat, qui marchoit par commission, et qui couroit la poste pour la première fois de sa vie. Dès-lors je n'eus plus que des rôsses, et je devins le jouet des postillons. Je finis, comme j'aurois dû commencer, par prendre patience, ne rien dire, et aller comme il leur plut.

J'avois de quoi ne pas m'ennuyer en route, en me livrant aux réflexions qui se présentoient sur tout ce qui venoit de m'arriver; mais ce n'étoit là ni mon tour d'esprit, ni la pente de mon cœur. Il est étonnant avec quelle facilité j'oublie le mal passé, quelque récent qu'il puisse étre. Autant sa prévoyance m'effraie et me trouble, tant que je le vois dans l'avenir, autant son souvenir me revient foiblement et s'éteint sans peine, aussitôt qu'il est arrivé. Ma cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse

*

à prévenir les maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, et m'empêche de me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait il n'y a plus de précautions à pren dre, et il est inutile de s'en occuper. J'épuise en quelque façon mon malheur d'avance; plus j'ai souffert à le prévoir, plus j'ai de facilité à l'oublier: tandis qu'au contraire, sans cesse occupé de mon court bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point d'en jouir derechef quand je veux.

C'est à cette heureuse disposition, je le sens, que je dois de n'avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un cœur vindicatif, par le souvenir toujours présent des offenses reçues, et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu'il voudroit rendre à son ennemi. Naturellement emporté, j'ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements; mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au dedans de moi ; je m'occupe trop peu de l'offense pour m'occuper beaucoup de l'offenseur. Je ne pense au mal que j'en ai reçu qu'à cause de celui que j'en peux recevoir encore; et si j'étois sûr qu'il ne m'en fît plus, celui qu'il m'a fait seroit à l'instant oublié. On

à

nous prêche beaucoup le pardon des offenses : c'est une fort belle vertu sans doute, mais qui n'est pas mon usage. J'ignore si mon cœur sauroit dominer sa haine, car il n'en a jamais senti, et je pense trop peu mes ennemis pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n'y a qu'une chose au-dessus de leur puissance, et dont je les défie; c'est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d'eux.

Dès le lendemain de mon départ, j'oubliai si parfaitement tout ce qui venoit de se passer, et le parlement, et madame de Pompadour, et M. de Choiseul, et Grimm, et d'Alembert, et leurs amis, et leurs complots, que je n'y aurois pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j'étois obligé d'user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela fut celui de ma dernière lecture, la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Hubner m'avoit envoyées il y avoit quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien, et se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus es

sayer de les réunir, en traitant, à la manière de Gessner, le sujet du Lévite d'Ephraim. Ce style champêtre et naïf ne paroissoit guère propre à un sujet si atroce, et il n'étoit guère à présumer que ma situation présente me fournit des idées bien riantes pour l'égayer. Je tentar toutefois la chose uniquement pour m'amuser dans ma chaise, et sans aucun espoir de succès. A peine eus-je essayé, que je fus étonné de l'aménité de mes idées, et de la facilité que j'éprouvois à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce petit poëme, que j'achevai dans la suite à Motiers; et je suis sûr de n'avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de mœurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves, un costune plus exact, une plus antique simplicité en toute chose, et tout cela, malgré l'horreur du sujet, qui, dans le fond, est abominable; de sorte qu'outre tout le reste j'eus encore le mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d'Éphraim, s'il n'est pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri. Jamais je ne l'ai relu, jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans l'applaudissement d'un coeur sans fiel, qui, loin de s'aigrir par ses malheurs, s'en console

avec lui-même, et trouve en soi de quoi s'en dédommager. Qu'on rassemble tous ces grands philosophes, si supérieurs à l'adversité dans leurs livres ; qu'on les mette dans une position pareille à la mienne, et que, dans la première indignation de l'honneur outragé, on leur donne un pareil ouvrage à faire, on verra comment ils s'en tireront.

En partant de Montmorency pour la Suisse, j'avois pris la résolution d'aller m'arrêter à Yverdun, patrie de mon bon vieux ami M. Roguin qui s'y étoit retiré depuis quelques années, et qui m'avoit même invité à l'y aller voir. J'appris en route que Lyon faisoit un détour; cela m'évita d'y passer. Mais en revanche il falloit passer par Besançon, place de guerre, et, par conséquent, sujette au même inconvénient. Je m'avisai de gauchir et de passer par Salins, sous prétexte d'aller voir M. de Miran, neveu de M. Dupin, qui avoit un emploi à la saline, et qui m'avoit fait jadis force invitations de l'y aller voir. L'expédient me réussit ; je ne trouvai point M. de Miran: fort aise d'être dispensé de m'arrêter, je continuai ma route sans que personne me dît un mot.

En entrant sur le territoire de Berne, je fis

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