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arrêter; je descendis, je me prosternai, j'embrassai, je baisai la terre, et m'écriai dans mon transport: Ciel! protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté! C'est ainsi qu'aveugle et confiant dans mes espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui devoit faire mon malheur. Mon postillon surpris me crut fou; je remontai dans ma chaise; et peu d'heures après, j'eus la joie aussi pure que vive de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin. Ah! respirons quelques instants chez ce digne hôte: j'ai besoin d'y reprendre du courage et des forces; je trouverai bientôt à les employer.

Ce n'est pas sans raison que je me suis étendu, dans le récit que je viens de faire, sur toutes les circonstances que j'ai pu me rappeler. Quoiqu'elles ne soient pas par elles-mêmes fort lumineuses, quand on tient une fois le fil de la trame elles peuvent jeter du jour sur sa marche; et, par exemple, sans donner la première idée du problème que je vais proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.

Supposons que, pour l'exécution du complot dont j'étois l'objet, mon éloignement fût absolument nécessaire, tout devoit, pour l'opérer,

se passer à peu près comme il se passa: mais si, au lieu de me laisser épouvanter par l'ambassade nocturne de madame de Luxembourg et troubler par ses alarmes, j'avois continué comme j'avois commencé, de tenir ferme, et qu'au lieu de rester au château je m'en fusse retourné dans mon lit, dormir tranquillement la fraîche matinée, aurois-je également été décrété? Grande question, d'où dépend la solution de beaucoup d'autres, et pour l'examen de laquelle l'heure du décret comminatoire et celle du décret réel ne sont pas inutiles à remarquer. Exemple grossier, mais sensible, de l'importance des moindres détails, dans l'exposé des faits dont on cherche les causes secrètes, pour les découvrir par induction.

FIN DU ONZIÈME LIVRE.

LIVRE DOUZIÈME..

Ici commence l'œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que j'aie pú m'y pren. dre, il m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. Dans l'abîme de maux où je suis submergé, je sens les atteintes des coups qui me sont portés; j'en aperçois l'instrument immédiat, mais je ne puis voir ni la main qui le dirige, ni les moyens qu'elle met en œuvre. L'opprobre et les malheurs tombent sur moi comme d'eux-mêmes, et sans qu'il y paroisse. Quand mon cœur déchiré laisse échapper des gémissements, j'ai l'air d'un homme qui se plaint sans sujet, et les auteurs de ma ruine ont trouvé l'art inconcevable de rendre le public complice deleur complot, sans qu'il s'en doute lui-même et sans qu'il en aperçoive l'effet. En narrant donc les événements qui me regardent, les traitements que j'ai soufferts et tout ce qui m'est arrivé, je suis hors d'état de remonter à la main motrice, et d'assigner les causes en disant les faits. Ces causes primitives sont toutes marquées dans les deux précédents livres ; tous les intérêts relatifs à moi, tous les motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces diverses causes se combinent pour opérer les étranges événements de ma vie, voilà ce qu'il m'est impossible d'expliquer, même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s'en trouve d'assez généreux pour vouloir approfondir ces mystères et découvrir la vérité, qu'ils relisent avec soin les trois précédents livres; qu'ensuite, à chaque fait qu'ils liront dans les suivants, ils prennent les informations qui seront à leur portée; qu'ils remontent d'intrigue en intrigue et d'agent en agent jusqu'aux premiers moteurs de tout, je sais certainement à quel terme aboutiront leurs recherches: mais je me perds dans la route obscure et tortueuse des souterrains qui les y conduiront.

Durant mon séjour à Ýverdun, j'y fis connoissance avec toute la famille de M. Roguin, et entre autres avec sa nièce madame Boy-dela-Tour et ses filles, dont, comme je crois l'avoir dit, j'avois autrefois connu le père à Lyon. Elle étoit venue à Yverdun voir son oncle et ses

sœurs; sa fille aînée, âgée d'environ quinze ans, m'enchanta par son grand sens et son excellent caractère. Je m'attachai à la mère et à la fille de l'amitié la plus tendre. Cette dernière étoit destinée par M. Roguin au colonel son neveu, déjà d'un certain âge, et qui me témoignoit aussi la plus grande affection; mais quoique l'oncle fût passionné pour ce mariage, que le neveu le désirât fort aussi, et que je prisse un intérêt trèsvif à la satisfaction de l'un et de l'autre, la grande disproportion d'âge et l'extrême répugnance de la jeune personne me firent concourir avec la mère à détourner ce mariage, qui ne se fit point. Le colonel épousa depuis mademoiselle Dillan sa parente, d'un caractère et d'une beauté bien selon mon cœur, et qui l'a rendu le plus heureux des maris et des pères. Malgré cela, M. Roguin n'a pu oublier que j'aie en cette occasion contrarié ses désirs. Je m'en suis consolé par la certitude d'avoir rempli, tant envers lui qu'envers sa famille, le devoir de la plus sainte amitié, qui n'est pas de se rendre toujours agréable, mais de conseiller toujours pour le mieux.

Je ne fus pas long-temps en doute sur l'accueil qui m'attendoit à Genève, au cas que

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