j'eusse envie d'y retourner. Mon livre y fut brûlé, et j'y fus décrété de prise de corps le 18 juin, c'est-à-dire neuf jours après l'avoir été à Paris. Tant d'incroyables absurdités étoient cumulées dans ce second décret, et l'édit ecclésiastique y étoit si formellement violé, que je refusai d'ajouter foi aux premières nouvelles qui m'en vinrent, et que, quand elles furent bien confirmées, je tremblai qu'une si manifeste et criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mît Genève sensdessus-dessous : j'eus de quoi me rassurer; tout resta tranquille. S'il s'émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que contre moi, et je fus traité publiquement par toutes les caillettes et par tous les cuistres comme un écolier qu'on menaceroit du fouet n'avoir pas pour bien dit son catéchisme. Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction qui s'éleva contre moi dans toute l'Europe avec une fureur qui n'eut jamais d'exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les François surtout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de bienséance et d'égards pour les malheu reux, oubliant tout d'un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre et la violence des outrages dont il m'accabloit à l'envi. J'étois un impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. Le continuateur du journal de Trévoux fit sur ma prétendue lycanthropie un écart qui montroit assez bien la sienne. Enfin vous eussiez dit qu'on craignoit à Paris de se faire une affaire avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquoit d'y larder quelque insulte contre moi. En cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus prêt à croire que tout le monde étoit devenu fou. Quoi! le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde! l'éditeur du Vicaire savoyard estun impie! l'auteur de la nouvelle Héloïsé est un loup! celui de l'Émile est un enragé! Eh! mon Dieu, qu'aurois-je donc été si j'avois publié le livre de l'Esprit ou quelque ouvrage semblable! Et pourtant dans l'orage qui s'éleva contre l'auteur de ce livre, le public, loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d'eux par ses éloges. Que l'on compare son livre et les miens, l'accueil différent qu'ils ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs dans les di vers États de l'Europe; qu'on trouve à ces différences des causes qui puissent contenter un homme sensé ; voilà tout ce que je demandé, et je me tais. Je me trouvois si bien du séjour d'Yverdun, que je pris la résolution d'y rester, à la vive sollicitation de M. Roguin et de toute sa famille. M. de Moiry de Gingin, bailli de cette ville, m'encourageoit aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel me pressa si fort d'accepter l'habitation d'un petit pavillon qu'il avoit dans sa maison, entre cour et jardin, que j'y consentis, et aussitôt il s'empressa à le meubler et le garnir de tout ce qui étoit nécessaire pour mon petit ménage. Le banneret Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittoit pas de la journée. J'étois toujours trèssensible à tant de caresses, mais j'en étois quelquefois bien importuné. Le jour de mon emménagement étoit déjà marqué, et j'avois écrit à Thérèse de me venir joindre, quand tout à coup j'appris qu'il s'élevoit à Berne un orage contre moi, qu'on attribuoit aux dévots, et dont je n'ai jamais pu pénétrer la première cause. Le sénat, excité sans qu'on sût par qui, paroissoit ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au premier avis qu'eut M. le bailli de cette fermentation, il écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprocha leur aveugle intolérance, et leur faisant honte de vouloir refuser à un homme. de mérite opprimé l'asile que tant de bandits trouvoient dans leurs États. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avoit plus aigri qu'adouci les esprits. Quoi qu'il en soit, son crédit ni son éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l'ordre qu'il devoit me signifier, il m'en avertit d'avance; et, pour ne pas attendre cet ordre, je résolus de partir dès le lendemain. La difficulté étoit de savoir où al ler, voyant que Genève et la France m'étoient fermées, et prévoyant bien que dans cette affaire chacun s'empresseroit d'imiter son voisin. Madame Boy-de-la-Tour me proposa d'aller m'établir dans une maison vuide, mais toute meublée, qui appartenoit à son fils au village de Motiers, dans le Val-de-Travers, comté de Neufchâtel. Il n'y avoit qu'une montagne à traverser pour m'y rendre. L'offre venoit d'autant plus à propos, que dans les États du roi de Prusse je devois naturellement être à l'abri des persécutions, et qu'au moins la religion n'y de pouvoit guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté, qu'il ne me convenoit pas dire, avoit bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice qui dévora toujours mon cœur, joint à mon penchant secret pour la France, m'avoit inspiré depuis long-temps de l'aversion pour le roi de Prusse, qui me paroissoit, par ses maximes et par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi naturelle, et pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j'avois orné mon donjon à Montmorency étoit un portrait de ce prince, au-dessous duquel j'avois mis un distique qui finissoit ainsi : Il pense en philosophe et se conduit en roi. Ce vers qui, sous toute autre plume, eût fait un assez bel éloge, avoit sous la mienne un sens qui n'étoit pas équivoque, et qu'expliquoit d'ailleurs bien clairement le vers précédent. Ce distique avoit été vu de tous ceux qui venoient me voir, et qui n'étoient pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzy l'avoit même écrit pour le donner à d'Alembert, et je ne doutois pas que d'Alembert n'eût pris le soin d'en faire ma cour à ce prince. J'avois encore aggra |