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CHAPITRE VII.

MOEURS.

Les faits du règne de Louis XV nous ont offert en partie les mœurs et les opinions de ce temps. Déjà, sous Louis XIV, elles s'étaient relâchées malgré l'austérité du vieux roi, qui ne punissait pas les excès de peur de causer du scandale. Madame de Maintenon, qui s'était vantée d'avoir mis la dévotion à la mode, eut le temps de voir combien les modes durent peu. L'hypocrisie, dernier hommage rendu à l'absolutisme royal, se trahissait partout, et l'on imitait plutôt le libertinage raffiné de Ninon que les bigoteries du roi et de sa compagne. Il s'était formé autour de cette courtisane célèbre une société de débauchés qui se divertissaient à chanter, au bruit des verres, les poésies joyeuses de Chaulieu et les couplets impies de JeanBaptiste Rousseau. Les incrédules se réunissaient chez le prince de Conti. Molière avait pu déjà, sans scandaliser les oreilles, débiter sur la scène ses plaisanteries souvent trop crues; et, en 1709, Lesage fit représenter son Turcaret, portrait sans voile d'une société des plus dépravées.

Dans un pays habitué à se modeler sur la cour, rien ne fut plus funeste que les exemples du régent. Qui se serait permis de calculer ses dépenses quand on voyait prodiguer pour l'achat d'un diamant des trésors que réclamaient en vain les besoins publics? Qui aurait osé se montrer sobre et chaste au milieu des petits soupers? Ceux même parmi les courtisans que la passion ne dominait pas prenaient à tâche d'afficher le désordre et la débauche, et se montraient ivres quand le prince chancelait.

Les bals masqués commencèrent en 1716, et il en fut donné jusqu'à huit par semaine. Les petites maisons, où les seigneurs se dédommageaient, dans la familiarité, de la représentation gênante à laquelle ils étaient condamnés dans leurs hôtels, avaient disparu sous le grand roi; mais elles se multiplièrent après lui.

Quelques honorables débris de Port-Royal s'opposaient au torrent; mais la cour et la ville s'y laissaient entraîner. On commença à avoir honte du bonheur domestique et de

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rougir de se montrer avec sa femme. Une dangereuse nécessité de se faire des amis et de les conserver introduisit le sigisbéisme; on stipula, dans les contrats de mariage, que la femme ne serait pas obligée d'habiter la terre du mari.

Le palais du régent servait de lieu d'asile contre les lois prohibitives du jeu, qui y apportait ses joies fébriles. La princesse de Valois, âgée de dix-huit ans et fiancée au duc de Modène, allait rejoindre son époux précédée de tailleurs de pharaon, et passait la nuit à jouer, le jour à dormir. Les plus hauts personnages se livraient à cette passion, et leur ivresse se répandait dans les provinces. Il se forma alors une classe particulière de gens, celle des chevaliers d'industrie, qui vivaient en grands seigneurs et en débauchés sans autres ressources que celles que leur offraient l'escroquerie et les cartes. Le gouvernement, ne pouvant les empêcher, songea à surveiller les jeux, et autorisa huit académies, moyennant une somme de huit cent mille livres, destinée à assister les pauvres honteux.

Ainsi la noblesse déjà sur le bord de l'abîme s'en rapprochait insouciante au milieu des fêtes, des intrigues et d'une corruption voilée d'élégance. Les sociétés épicuriennes du Temple, de Sceaux, du Caveau, en partie bachiques, en partie littéraires, où le talent particulier de chacun était mis à contribution pour P'amusement de tous, acquirent alors de la célébrité.

Les mœurs éprouvèrent une nouvelle secousse de la rapidité avec laquelle la banque de Law enrichit les uns et appauvrit les autres. Dans l'ardeur du gain, les habits galonnés se trouvèrent en contact avec les souquenilles, et les idées économiques, en se répandant, relevèrent le commerce de cette abjection qui lui avait été imprimée jusque-là: alors le luxe devint plus ingénieux, mais frivole, éphémère; les vastes galeries firent place à des appartements séparés, fournis de toutes les commodités que purent réclamer l'étude et les plaisirs secrets. Les arts représentèrent des scènes non plus seulement voluptueuses, mais libertines; les gens de lettres devinrent les courtisans du public; ils étudièrent l'art de plaire, de profiter du moment, et quêtèrent les applaudissements des salons. L'usage des miroirs s'accrut, et on les disposa avec artifice; les porcelaines et les curiosités apportées de l'Inde garnirent les appartements; on rechercha l'usage des parfums, et l'on cultiva les fleurs pour se donner un air de simplicité qui contrastait avec la foule des valets habillés d'écarlate, le chapeau chargé de grandes plumes et dont le service n'était pas sans scandale. Leur mérite suprême était de connaître le blason et les livrées, pour savoir à quels carrosses celui de leur maître devait céder le pas, et ceux sur lesquels il était en droit de le prendre : une erreur les exposait à être battus en pleine rue, ou chassés du logis. Les laquais, employés d'abord à jouer des instruments aux heures d'oisiveté, restaient alors désœuvrés dans les antichambres jusqu'au moment où leur service les appelait à courir devant les chevaux de leurs maîtres.

L'usage du thé s'introduisit alors à l'imitation des Anglais en même temps que s'étendait celui du café, du chocolat et des vins de luxe. Les habits se chargèrent moins d'ornements, et s'ajustèrent au corps, selon la mode septentrionale; l'ampleur des perruques diminua, et beaucoup d'hommes se montrèrent avec leurs cheveux. Cependant Franklin calculait plus tard encore que la France pouvait lever une armée avec les perruquiers et l'entretenir avec la poudre qu'ils employaient. Les grosses dépenses ruinaient les familles, ce qui les contraignait de faire taire leurs prétentions aristocratiques, pour s'allier à la roture opulente, et jeter, comme on disait, du fumier bourgeois sur les terres féodales. Louis XIV avait naguère cajolé le banquier Bernard; l'aristocratie prit exemple sur lui sansimiter sa dignité, et humilia ses quartiers devant un coffre-fort. Des négociants enrichis par les spéculations s'élevèrent à côté de familles dans lesquelles la toge ou le bâton de maréchal étaient un héritage traditionnel; et, en oubliant leur humble origine, ils devinrent plus ridicules que la noblesse ne l'était elle-même en oubliant ses prétentions.

Cependant l'oisiveté, la galanterie, la promptitude à dégaîner pour un oui ou pour un non, passaient encore pour le caractère distinctif d'une illustre naissance : « J'ai vu, dit le prince de Ligne (1), les jeunes gens de qualité habillés des pieds à la tête et l'épée au côté à sept heures du matin; on n'allait pas à pied dans la rue, mais à cheval avec une grande suite, et jamais au trot; les grandes dames avaient des heiduques à la portière, des pages et une foule de laquais sur la voiture. Les enfants tremblaient devant leur mère; les demoiselles n'osaient presque parler devant les femmes mariées; les ministres écoutaient sans répondre; mais, les grandes actions une fois con

(1) La vieille Europe.

nues, ils faisaient pleuvoir sur ceux qui les avaient faites les bénéfices et les distinctions. >>>

Le théâtre était bien loin de l'importance et de l'universalité qu'il a acquises depuis ce temps. Il causait encore aux âmes timorées une espèce de scandale. En Italie, les ecclésiastiques qui prêchaient le carême défendaient les spectacles aux fidèles; le P. Tornielli en détourna les habitants de Novare; Genève ne voulut jamais l'admettre dans ses murs. Lorsque M. de Muy, ami du dauphin fils de Louis XV, et depuis ministre sous Louis XVI, fut chargé de conduire dans Paris le roi Danemark pour lui faire visiter cette capitale, il prit congé de lui à l'entrée du théâtre, où sa religion lui défendait d'entrer (1).

Les divertissements favoris du beau monde étaient toujours les bals, les fêtes, les intrigues galantes. Les grands seigneurs et les financiers affichaient la possession coûteuse des danseuses et des cantatrices, à la porte desquelles on voyait stationner leurs équipages; et les filles entretenues brillaient dans les promenades, traînées dans des carrosses à quatre chevaux.

Les salons et la conversation étaient devenus un besoin général pour les Français, et ils y acquirent cet art qui leur est propre, mais qui va se perdant chaque jour. Pour y avoir des succès, une certaine culture d'esprit était indispensable, et cela coûtait peu de travail; de là une curiosité générale, qui s'en tenait le plus souvent à la surface des choses. Ainsi s'étendait cet esprit de société qui nivelle les rangs sociaux, cet excès de politesse qui naît de la sécheresse des sentiments ou la produit, qui fait des citoyens sans zèle, des écrivains sans originalité, des familles sans bonheur intérieur.

Si la galanterie apprit aux Français à attacher de l'impor

(1) Les théâtres des jésuites étaient une chose à part. Chaque collége avaitle sien, où les acteurs se renouvelaient avec les élèves; et chacun avait son répertoire, qui embrassait la tragédie, la comédie, l'opéra, le ballet et les dialogues. L'amour et toutes les passions dangereuses en étaient bannies; il n'y avait point de rôles de femmes, c'est-à-dire qu'il y manquait les ressources les plus habituelles de la scène. Ils représentaient à Rome, en 1706 la Prise de Jérusalem, et la Passion de Jésus-Christ, où figuraient le Péché, la Pénitence, la Gráce. Le P. Granelli composa dans ce genrè plusieurs tragédies qui ne sont pas les plus mauvaises du théâtre italien. Parfois aussi les élèves allaient jouer hors du collége. Ceux de Reims dansèrent un ballet héroïque lors du sacre de Louis XV, et ceux du collége Louis le Grand représentèrent aux Tuilleries Grégoire, ou les inconvénients de la grandeur.

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tance à des riens, l'égoïsme s'en trouva corrigé, l'ambition tempérée; elle inspira le respect pour la faiblesse, l'aversion pour la cupidité et pour les autres penchants ignobles, une franchise et une dignité de manières qui tenait de la générosité, un caractère communicatif et cette aimable urbanité qui n'a été égalée par aucune nation. Il est vrai que les étrangers leur reprochaient d'être tous coulés dans le même moule, d'avoir le même maintien, le même habillement, le même langage, les mêmes idées, les mêmes défauts, la même manière de vivre (1). Voir un Français, disaient-ils, c'est les connaître tous.

Il n'y avait point de mœurs politiques; car il n'y avait guère de voies ouvertes pour exercer l'éloquence et former aux affaires publiques; il n'y avait aucune chance d'y espérer de la gloire. Il ne restait que la carrière des emplois, qui, dédaignés par les grands seigneurs, demeuraient le partage de la petite noblesse. La magistrature héréditaire des parlements s'occupait seule de la nation.

Il n'existait donc point d'opposition légale au gouvernement; c'était, au contraire, une manie générale d'être protégé par la cour. Tout le monde aspirait à la noblesse, et d'honnêtes bourgeois cherchaient à se dire cousins des grandes familles et parents des maîtresses du roi. Le tailleur, le cordonnie voulaient pouvoir s'intituler fournisseurs du roi, et s'occupaient plus du protecteur que des pratiques, satisfaits de respirer, ne fût-ce qu'aux derniers confins, dans l'atmosphère de cette cour, à qui plaire était le principal mérite.

Les cadets de famille, voués au célibat ou à la nullité pour soutenir le lustre de leurs maisons, devenaient autant de héros de corruption, et se livraient à des intrigues de galanterie qui

(1) « Qu'on me pardonne de le dire, le Français, le premier des Européens, le premier des hommes les plus civilisés..., avait dans son langage les habitudes du perroquet et dans ses actions des habitudes du singe. Il disait ce qu'il entendait; il faisait ce qu'il voyait faire; il disait les mêmes choses dans les mêmes termes qu'un autre; il grasseyait, il traînait ses paroles, il expédiait et barbouillait ce qu'il disait, suivant que ses modèles avaient l'une ou l'autre habitude. Tous étaient habillés de même; mêmes formes, mêmes couleurs; tous montaient à cheval de la même manière, dansaient de même, avaient la même contenance, la même tournure. Les Anglais, en venant autrefois en France, étaient frappés de cette ressemblance affectée. Ils croyaient toujours rencontrer la même personne au théâtre, au boulevard, au bois de Boulogne; ils trouvaient quelque chose de servile dans ce calque général des manières et du langage. » ROEDERER, Louis XII, vol. III, p. 226.

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