les préparaient aux intrigues de l'ambition. De là l'influence des femmes, devenues le véritable pouvoir. Aussi les hommes cherchaient-ils à les séduire pour obtenir à la fois leurs bonnes grâces et leur protection. La beauté, la richesse, les sollicitations étaient mises en jeu dans ce but. On cédait sans scrupule sa maîtresse et au besoin sa femme. Les dames voulaient avoir de l'argent pour se parer, et se parer pour pouvoir choisir parmi leurs adorateurs; puis elles se faisaient protectrices par ennui, par engagement, par obligeance, par amour. Ainsi se mêlaient l'ambition et la galanterie. Les charges vénales seules restaient en dehors de ce conflit d'intrigues. Les autres carrières commençaient par des affaires de cœur, où le cœur, à vrai dire, n'avait guère de part, et les habitudes frivoles contractées dans la jeunesse se conservaient sous les cheveux flancs. Les gens honnêtes restaient à part des gens à la mode, ceux qui s'occupaient d'affaires de ceux dont la vie se passait à des fadaises, et les hommes raisonnables des petits-maîtres et des muguets. Ceux qui connaissaient l'art de parvenir abandonnaient la carrière paternelle pour prendre leur essor; et, parvenus aux charges en rampant, ils y portaient l'habitude de la servilité. L'administration procédait ainsi sans bruit, sans rencontrer d'obstacles; on prévenait au contraire ses ordres, on les outrepassait même, et on lui épargnait ainsi la honte de commander une injustice. Le gouvernement pesait donc d'autant plus sur ceux qui n'occupaient pas une certaine position; c'était un malheur d'être un particulier sans appui là où les protégés pouvaient tout. Les grades militaires étaient réservés aussi aux gens titrés ou aux gens de crédit. Bien plus, c'était par des moyens semblables qu'on obtenait les dignités ecclésiastiques et les bénéfices. L'abbé Cotin faisait des madrigaux amoureux, l'abbé Grécourt des poésies licencieuses, l'abbé de Pure l'Histoire galante des Précieuses, l'abbé d'Aubignac la Relation du royaume de la Coquetterie. L'ancien esprit trouvait encore quelques représentants dans les cercles de la duchesse du Maine; la plupart des autres portaient leurs hommages à quelque facile Ninon. La modestie, la solitude studieuse n'étaient plus à l'usage des écrivains. Ils s'en allaient, étalant des connaissances variées, chercher dans les ruelles des applaudissements éphémères, et donnaient de l'im portance à des bagatelles. Au milieu de cette société élégante, de ce monde léger, au milieu de la mollesse des mœurs et de la hardiesse des idées, le nombre des pamphlets s'accrut immensément; il se forma une basse littérature, qui, mercenaire et clandestine, donna de la publicité à tous les scandales, divulgua, en style obscène, les pensées hardies que des auteurs sérieux avaient voilées ou corrigées par des réflexions sensées. Le crédit des femmes alla de pair avec celui des auteurs frivoles; des riens importants, des subtilités gracieuses, des vers licencieux ou piquants, les romans de l'abbé Prévost, de madame de Graffigny, de Crébillon fils, les Lettres persanes, Gil Blas, la Pucelle de Voltaire offraient à la classe oisive, qui demandait des jouissances intellectuelles et littéraires, un amusement plein d'attrait. Lorsque Fontenelle, ce débris respecté du siècle précédent, eut introduit Pastronomie dans les boudoirs élégants, on prétendit connaître Newton, et l'on se mit à mettre en parallèle avec lui le pédant Maupertuis, de même que Leibnitz avec Locke. Un billet de Voltaire, une épigramme de Piron, une comédie, un roman nouveau étaient un événement dont tous les salons s'occupaient: on dissertait au lieu de s'abandonner à l'aimable causerie, à cette aisance pleine de charmes qui y régnait autrefois (1). Il résultait de ce vernis de connaissances superficielles que la profondeur du savoir paraissait superflue, de même que la subtilité détruisait toute espèce de foi. Des femmes à la mode distribuaient dans leurs entretiens la gloire, le ridicule, l'infamie, et l'on n'aurait pu sans elles se faire un nom dans la société. La maison de madame Geoffrin et celle de madame de Tencin devinrent ce qu'était autrefois l'hôtel de Rambouillet. Cette dernière, religieuse défroquée, voulait ressusciter Ninon, et exposait ses enfants sur la voie publique. Prostituée à Dubois, aimée de Montesquieu, ambitieuse pour les autres, elle réunissait chez elle les hommes les plus spirituels du jour, qu'elle appelait ses bétes et sa ménagerie. L'esprit servait de manteau à tout, au vol, à l'infamie, même à une basse origine. Il en résultait que, tout en nuisant, il rendait l'autorité plus douce, le clergé plus tolérant, la noblesse (1) « Cette anatomie de l'âme s'est glissée jusque dans nos conversations; on y disserte, on n'y parle plus; et nos sociétés ont perdu leurs principaux agréments, la chaleur et la gaieté. D'ALEMBEKT, Préf. de l'Encycl. moins arrogante; qu'il rapprochait les personnes sans confondre les classes; qu'il introduisait une politesse générale où l'aristocratie perdait ses passions tout en conservant ses manières distinguées, et obtenait que les droits de l'intelligence allassent de pair avec ceux de la naissance. C'est ainsi qu'au moment où la cour perdait de sa considération les gens de lettres acquirent une position indépendante, et s'aperçurent de leur importance. Hume, venu alors à Paris, restait étonné de ce culte pour l'esprit, et il écrivait à Robertson: « Je veux demeurer ici; les littérateurs et les lettres y sont traités bien mieux que chez nos barbares turbulents de Londres (1). » Cette manie du bel esprit, qui sert de masque à l'ignorance, alla jusqu'à chercher le succès dans les attaques dirigées contre les choses les plus saintes, et l'obscène gaieté des soupers du régent ouvrit la voie aux orgies de l'impiété. Les beaux esprits voulurent donc être esprits forts; et, se décernant le titre de philosophes, la force consista pour eux à fouler aux pieds les idées reçues par l'éducation en matière de foi. Dans des salons resplendissants de glaces, de dorures, de brillants médaillons, de guirlandes, raffinements de la mode pour raviver le goût blasé, l'incrédulité venait faire parade de ses moqueries; et le blasphème était le bienvenu lorsqu'il se présentait en costume élégant, chargé de dentelles, lors surtout qu'il était aiguisé de traits spirituels. On invitait au repas Moïse et les prophètes; la Bible se trouvait mêlée aux fumées de l'ivresse, et les jours consacrés par l'Église étaient choisis pour les orgies les plus scandaleuses. Hors de l'esprit, il ne restait rien, ni foi, ni enthousiasme, ni dévouement à la vérité non plus qu'à la patrie, confondue dans le mot vague de genre humain. On se raillait de tout; on ne suivait que le caprice, et on ne s'appuyait que sur sa propre raison. (1) Mais d'Alembert disait plus sensément : « Les savants n'ont pas toujours besoin d'être récompensés pour se multiplier, témoin l'Angleterre, à qui les sciences doivent tant sans que le gouvernement fasse rien pour elles. Il est vrai que la nation les considère, qu'elle les respecte même; et cette espèce de récompense, supérieure à toutes les autres, est sans doute le moyen le plus sûr de faire fleurir les sciences et les arts, parce que c'est le gouvernement qui donne les places et le public qui distribue l'estime. » Dict. prél. à l'Encycl. Cet état des chose ne faisait qu'augmenter l'influence de Paris, qui grandissait à mesure que la sociabilités'était répandue parmi la noblesse. En 1474 Louis XI avait voulu faire une revue des habitants de cette capitale en état de porter les armes; comme il en trouva cent mille vêtus d'écarlate avec des croix blanches, il s'en effraya, et ne renouvela pas un spectacle qui révélait aux Parisiens leur force. Henri III disait de Paris que c'était une trop grosse tête, et il songeait à la diminuer. Sous la régence, sa population s'accrut immensément. Le faubourg Saint-Germain se forma, sous Condé, précisément à l'endroit où il avait ordonné qu'on n'élevât que des cabanes. Dans Paris s'agitaient en outre les sociétés secrètes, autre imitation anglaise. La vanité a voulu reporter à une antiquité éloignée le berceau de la franc-maçonnerie. Tout ce que les Franc-maçonsociétés secrètes ont pu inventer de songes pour se parer d'une ancienne origine a été adopté par cette dernière. Les uns la font dériver du temple de Salomon, les autres des mystères égyptiens; elle aurait été perfectionnée par Manès, dont les disciples répandirent le culte du G. A. D. L. U. (grand architecte de l'univers). Elle enseigna dans les premiers temps la civilisation aux Européens, sous le nom de Pythagore; puis, au moyen âge, elle conserva les traditions du savoir. Les Européens y furent initiés l'époque des croisades par l'intermédiaire des Hospitaliers et des Templiers, à la destruction desquels elle survécut dans le mystère. En réalité, les loges maçonniques n'étaient, comme nous l'avons dit, qu'une des nombreuses associations à l'aide desquelles l'industrie cherchait au moyen âge une défense au milieu de tant d'ennemis, une assistance dans une si grande pénurie de ressources. La tradition des méthodes architectoniques était conservée parmi ses affiliés avec le soin jaloux commun alors à toutes les méthodes. Cette association fut reconnue par les princes, et l'empereur Maximilien en confirma les statuts (1). nerie. (1) Ceux qui ne se soucient pas de se plonger dans une foule d'écrits mystiques aussi obscurs que bizarres peuvent trouver des lumières à ce sujet dans un livre assez étrange d'un auteur italien, intitulé. Il mistero dell 'amor platonico del medio evo, derivato da' misteri antichi, par GABRIEL ROSSETTI, 5 vol.; Londres, 1840. Tout s'y trouve appuyé sur l'existence de sociétés secrètes, où les anciens mystères auraient été conservés par tradition. La franc-maçonnerie, comme on le pense bien, y tient une grande place, et il en est parlé principalement dans le tome III. Voyez aussi RECHELLINI, Durant la révolution d'Angleterre, la tyrannie dominante et l'humeur taciturne de ce peuple portèrent à constituer des sociétés secrètes. Elles furent entées sur les loges maçonniques, tolérées dans le pays, pour qu'on ne les considérât pas comme des innovations au cas où elles seraient découvertes, et on les entoura de ces symboles bibliques dont le langage d'alors était tout rempli. Les jacobites exilés les apportèrent en France. Mais, outre qu'on y est moins amateur du secret, la persécution soupçonneuse de Louis XIV les empêcha de se propager. Le prétendant anglais en institua plusieurs; le régent., qui aimait tout ce qui pouvait offrir à la concupiscence l'aiguillon du ınystère et de la prohibition, se prit de goût pour cette mode anglaise comme pour toutes les autres; et la première loge fut tenue en 1725, sous la présidence de trois chefs étrangers, lord Derwemwater, le chevalier Maskeline et sir Heguettye. A cette époque précisément la franc-maçonnerie cessait d'être secrète en Angleterre; et au mois d'avril 1724 il fut tenu, sous la présidence du grand maître comte Alkeith, une assemblée publique où cinq adeptes, après avoir reçu le tablier de cuir, le marteau et la truelle, allèrent, dans cet affublement, se promener à travers la ville. En 1736, lors du départ de lord Harnonester, second grand maître de France, la cour donna à entendre que, si le choix tombait sur un Français, il serait mis à la Bastille. Le duc d'Antin fut cependant élu, et sous lui la maçonnerie française parvint à s'établir à demeure. Sous le comte de Clermont, prince du sang, en 1744, les loges furent défendues; mais cette défense les fit augmenter et se répandre dans les provinces; enfin celles de Paris s'affranchirent de la dépendance de celles d'Angleterre. Michel Ramsay, membre de l'Académie de Londres, gouverneur des fils du prétendant et auteur estimé de différents ouvrages, qui, converti par Fénelon, avait renoncé au déisme, fut un des plus ardents propagateurs de la maçonnerie en France. Selon lui elle avait été instituée en Palestine, au temps des croisades, pour réédifier les églises détruites par les Sarrasins; elle avait dû, disait-il, se modifier en Angleterre, pour ne pas Causer d'ombrage à la reine Élisabeth, qui voyait dans les francsnaçons des papistes déguisés. Ramsay se proposait, en sa qua La Maçonnerie considérée comme le résultat des religions égyptienne, juive et chrétienne; Gand, 1828. Esprit du dogme de la franc-maçonnerie; Bruxelles, 1825. |