Hollande, où il publie les Mémoires d'un homme de qualité; et la vivacité avec laquelle il y dépeint les passions atteste qu'elles n'étaient pas éteintes dans son cœur. En effet, s'étant uni à une protestante, il se réfugie en Angleterre, où il fait paraître le Pour et le Contre, Cleveland et Manon Lescaut. Ses aventures plus que ses ouvrages lui procurent de la célébrité. De retour en France, il publie l'Histoire des voyages, traduite en partie de l'anglais, et supérieure à la collection décolorée de La Harpe. Il venait de mourir à l'âge de soixante-quatre ans, et l'on procédait à son autopsie, lorsque l'on s'aperçut que son cœur battait encore sous le scalpel du chirurgien. S'il eût travaillé davantage ses romans, il aurait devancé les écrivains modernes par la passion et le naturel, par une extrême habileté dans l'enchaînement des aventures et par l'art de développer l'intérêt. Il leur donne d'autant plus de vie que souvent il se peint lui-même. Il introduit dans Manon Lescaut les personnages les plus dégradés; et cependant quel intérêt soutenu, que de vérité dans les égarements d'une âme honnête, qui redevient noble et même sublime par l'excès du malheur! Marivaux, dont les regards se portaient sur le petit côté des événements humains, eut des succès dans le roman, qui, plus que le drame, comporte les lenteurs. Parmi les divers romans de madame de Tencin on cite, pour la passion et le naturel, le Comte de Comminges. La dernière scène, où la jeune femme qui s'est fait recevoir moine à la Trappe en déguisant son sexe fait à haute voix sa confession sur son lit de mort, et révèle sa passion en présence du comte, qui par amour pour elle s'est voué aux mêmes austérités, cette scène, disons-nous, est un morceau admirable. Nous pourrions citer encore ici Pluche, heureux coloriste du Spectacle de la nature, et Le Franc de Pompignan, homme aux idées sérieuses et aux vers travaillés, qui tous deux poursuivaient des réformes sans révolution : mais l'avenir n'était pas pour eux. L'Europe s'était habituée à demander à la littérature française les plaisirs de l'esprit, tragédies, oraisons funèbres, romans, pensées, discussions; car l'intérêt s'y trouvait soutenu par une délicatesse inconnue jusque-là et par une convenance telle qu'elle donnait même un air de franchise à la flatterie et de dignité à la soumission. Les exilés protestants qui s'étaient adonnés à l'enseignement avaient répandu ce mélange de naturel et de réminiscences, d'affectation et de vivacité qui caractérisait la littérature et les manières françaises. Déjà la connaissance de cette langue était considérée comme indispensable aux gens bien élevés; elle était en usage dans toutes les cours, les diplomates lui donnaient la préférence sur toute autre. Le nombre des lecteurs s'étant accru, la profession d'homme de lettres s'étendit, et devint un métier; et comme on visait à exploiter les passions populaires, il fallait bien se rendre clair. Or, la langue française étant la plus claire de toutes, elle devenait un des instruments les plus efficaces. L'Europe prenait d'elle le goût de l'aisance, de la clarté; l'élégance des écrivains dut être considérée comme l'unique mesure de la civilisation d'un peuple; l'unique mérite d'un livre fut d'être aussi facile à comprendre qu'un roman : on traita de pédanterie, d'ergotisme, de métaphysique ce qui exigeait de l'étude ou des recherches et ce qui ne pouvait être dit dans un cercle du beau monde. Il devait en résulter bientôt non plus seulement des plaisirs, mais des secousses, lorsque cette littérature, se faisant belliqueuse, devint la suprême puissance du siècle, et prépara par la guerre de plume la guerre plus terrible du glaive. Elle tenait cet esprit agressif des réfugiés protestants et des Anglais. Beaucoup de Français, poussés en Suisse et en Hollande par la persécution réligieuse, s'étaient mis à écrire avec une hardiesse courroucée, en enveloppant dans la même haine les rois et les prêtres, qu'ils attaquaient dans leur origine historique comme dans la vénération des peuples. Bayle, Baillet, Jean Le Clerc, d'Argens et autres inondèrent la France de livres et d'opuscules qui servirent de type et de magasin aux encyclopédistes. en Angleterre. En Angleterre, les puritains, rejetant toute autre règle que philosophisme l'Évangile, avaient tenté, même à la révolution de 1640, une réforme radicale. Ceux-là donc qui avaient à cœur la conservation des priviléges et de l'ancien système social se trouvèrent par là intéressés à attaquer la vérité et l'autorité des Écritures; de telle sorte qu'entre les deux factions religieuses il s'en était formé une troisième d'incrédules et de railleurs. Aigris par la persécution soupçonneuse des Stuarts, ils revinrent avec le prince d'Orange, enhardis par la victoire, et confondirent dans la même aversion le parti vaincu et la religion. Déjà Shaftesbury, confident de Cromwell et ensuite grand T. XVII. 8 chancelier de Charles II, avait accueilli et encouragé les libres penseurs, comme on les appelait, en même temps qu'il professait une philosophie sceptique et tolérante. Les doctrines subversives de l'ordre social publiées par Hobbes, appliquées par Harrington, Sidney et Locke, produisirent un déluge d'ouvrages irréligieux. Toland, dans le Christianisme dévoilé, proposait une nouvelle Église; Thomas Woolston soutenait que les miracles du Christ étaient de pures allégories; Collins nia la nécessité de la révélation, disant qu'il suffit d'aimer Dieu et les hommes; Tindal reproduisit ses arguties, en combattant toutes les religions positives, sans plus épargner la morale que le dogme. Le Mendiant de Gay lui attirait des applaudissements pour ses hardiesses démocratiques. Hume, marchant sur les traces de Locke, avait été jusqu'à nier que la religion puisse se fonder sur les principes de la raison et qu'il soit permis de conclure de l'effet à la cause; il sapait ainsi toute démonstration métaphysique, morale ou physique de l'immortalité. 1672-1751. Lord Bolingbroke se lança avec ardeur dans cette guerre contre l'autel et le trône. Adonné dès sa jeunesse à l'érudition incrédule, il pensait qu'il convenait de laisser la superstition au peuple, mais qu'il fallait en affranchir les classes élevées. Lors de l'établissement de la maison d'Orange, s'étant trouvé d'abord éloigné de sa patrie, puis exclu seulement de la tribune, son éloquence politique, aussi chaleureuse que facile, s'exerça dans des opuscules pleins de vigueur, comme les Réflexions sur les partis, l'Idée d'un roi patriote, les Lettres sur l'histoire; et, tout en y harcelant le ministre Walpole, il s'élevait à des thèses métaphysiques, secondait l'épicurisme dans la pratique, et se faisait, en théorie, l'apôtre du déisme (1). Il donna à Pope le sujet de l'Essai sur l'homme, où le déisme est poétisé, et il tendit à subsistuer le règne de la nature au règne idéal des théologiens. Pour lui tout est empirisme: l'esprit doit être considéré comme un objet physique; Descartes est un fou (1) Bolingbroke ne partageait pas toutefois les idées révolutionnaires de ses sectateurs, et il écrivait à Swift, le 12 septembre 1724 : « On appelle communément esprits forts, à ce que je vois, ceux que je considère comme les fléaux de la société, parce que leurs efforts tendent à en rompre les liens, et à enlever un frein puissant à l'homme, cet animal féroce, tandis qu'il faudrait le retenir par une douzaine d'autres, etc. » Il différait en outre de ses prosélytes en ce qu'il disait que la constitution anglaise se compose d'un roi sans splendeur, d'une noblesse sans indépendance et de communes sans liberté. toutes les fois qu'il s'élève à des principes généraux; enfin, «la plus belle des philosophies est de savoir vivre, c'est-à-dire de savoir s'accommoder au temps, aux personnes, aux affaires, lorsque la raison le commande. >>> Leibnitz, qui venait de mourir en Allemagne, était oublié; Vico vivait inconnu en Italie, et quiconque aspirait à de libres idées les demandait à l'Angleterre. La littérature française alla s'y inspirer. Mais si la liberté de la presse et des opinions y laissait ces sentiments s'épancher avec moins de danger, parce qu'au bruit qu'ils faisaient se mêlait celui d'autres intérêts et d'autres opinions contraires ou divergentes, ils acquirent en passant en France une bien autre influence. Chez les Anglais, la philosophie sensualiste et expérimentale était tenue par ce sentiment local de modération qui existe dans les opinions scientifiques non moins que dans les rapports extérieurs, ce qui fait que l'anéantissement de l'élément spirituel et divin n'y conduisait pas aussi rapidement à la démolition. Mais tandis que les Anglais avaient besoin d'une croyance, d'un sentiment moral, les Français se jetèrent dans un fanatisme sensuel de la nature. Fontenelle avait dit: Si j'avais la main pleine de vérités, je ne les laisserais sortir qu'une à une. Alors chacun, au contraire, prétendit tout savoir, et voulut le crier sur les toits. On voulut affranchir la race humaine, que les nobles avaient asservie et les prêtres abrutie, réagir contre le siècle précédent en affichant le scepticisme, en prêchant la réforme sociale et la prééminence des modernes sur les anciens. Le libre examen fut ainsi appliqué non pas seulement à la religion et à la politique, mais encore à la nature, à l'homme, à la société. En conséquence partout des doutes, partout des systèmes, partout l'amour du paradoxe. On ne parlait que de philosophie, et le grand philosophe était Locke; on vantait l'analyse, et l'on partait toujours de données arbitraires: La raison, la raison! répétait-on sans cesse; et l'on se flattait de refaire avec son secours le cœur et l'intelligence humaine! Divisés sur la forme, les philosophes s'accordaient sur ce point que la foi est incompatible avec l'intelligence. L'homme existe par lui-même et pour lui-même; il s'est élevé de l'état sauvage en inventant le langage, la société, les idées de droit et de devoir; toutes les institutions sont une création de son esprit. La religion est donc absolument libre: haine surtout à la religion chrétienne, qui impose des croyances et des devoirs! haine Montesquien. 1680-1755. 1721. aux priviléges, qui répugnent à l'égalité primitive! Merveilleuse audace de l'esprit, qui ne respectait aucun fait extérieur, détestait l'état social tout entier, et dénigrait l'homme, qui n'avait que mépris et risée pour les opinions contraires à la sienne et qui devenait aussi despotique que les institutions qu'il attaquait! Les magnificences de la nature révélées par les progrès de la science, toujours plus admirables et réglées dans leur variété, au lieu de porter à l'enthousiasme, fournissaient des arguments pour rabaisser notre espèce. Par amour de l'homme et de la liberté, on vanta l'intelligence de l'orang-outang et la constitution des Chinois. Une fois l'ordre spirituel séparé de l'ordre temporel, on vit se manifester ce singulier caractère d'inexpérience et d'ambition qui devait engendrer tant de périls lorsque la philosophie fut appliquée aux faits. Le président de Montesquieu, homme d'études graves, venu dans un temps où, comme il le dit, la plupart des écrits se composaient de facilité à parler et d'impuissance à examiner, courut lui aussi après la mode, et crut nécessaire d'ajouter l'attrait de la vivacité à des choses qui brillent assez par elles-mêmes, la justice et la vérité. Il débuta par les Lettres persanes, le plus profond des livres frivoles, comme un critique le définit. Ce n'était pas une idée nouvelle, toute fausse qu'elle était, que de faire juger notre civilisation par un étranger, à qui l'habitude ne laisse échapper aucune bizarrerie, aucune contradiction. Mais dans des ouvrages de ce genre l'invention est la moindre chose; et dans celui de Montesquieu des traits incessants contre Louis XIV, contre le despotisme et les mœurs de la cour trouvèrent une vive sympathie dans les cercles politiques. Le beau monde fut charmé de cette description du sérail où l'amour est dépouillé de toutes ses délicatesses, dégradé par la jalousie, réduit à n'être plus qu'une volupté animale; les gens graves goûtèrent cette façon de scruter les actions des grands et des puissants et de montrer au doigt la frivolité de la société. Ses épigrammes devinrent autant d'axiomes, et d'autant mieux qu'elles ne paraissaient pas inspirées par la haine. On comprit que l'épigramme pouvait s'accommoder aux pensées les plus élevées, aux matières les plus sévères; et une foule de gens, imitant ce ton bref et sentencieux qui cache le vide, se persuadèrent être profonds comme Montesquieu, parce qu'ils étaient légers comme lui. Un pareil scepticisme. des réflexions et des traits aussi scan |