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daleusement hardis de la part d'un président au parlement indiquent que l'opinion avait déjà reçu une direction mauvaise, et qu'on n'osait pas se soustraire à ces exigences. Le Temple de Gnide, du même auteur, peinture d'un caractère voluptueux, fut encore un sacrifice qu'il lui offrit.

Montesquieu, accompagné de lord Chesterfield, qui lui disait, Vous autres Français, vous savez faire des barricades, mais non pas des barrières, fit le voyage d'Italie pour y étudier ce muséum de petits États. Il y trouva, dans les républiques, de la liberté sans indépendance; en Toscane, de l'absolutisme sans plaintes; et, tandis qu'il s'effrayait de Venise comme d'un fantôme, un des spectacles les plus agréables qu'il rencontra fut de voir à Florence le premier ministre du grand-duc, en justaucorps et en chapeau de paille, assis devant sa porte sur une chaise de bois. « Heureux, ajoute-t-il, le pays où le ministre vit simplement et ainsi inoccupé ! » Il fréquenta, en Hollande et en Angleterre, les hommes politiques et les raisonneurs, qui se prenaient à rire au mot de religion; mais il s'effraya en y entendant publier et répéter à haute voix ce que l'on osait à peine ailleurs se dire à l'oreille.

Il rentra en France au moment où les esprits, revenus du long éblouissement du règne de Louis XIV et agités par le système de Law, se mettaient à étudier le gouvernement, les finances, la justice. Une académie morale et politique fut fondée sous le ministère de Fleury; une autre était installée à l'hotel de Rohan; il se forma aussi une société plus hardie, dite le club de l'entresol, où se réunissaient Bolingbroke, d'Argenson, l'abbé de Saint-Pierre. Le dictionnaire doit à ce dernier, « esprit chimérique, écrivain sans charme et le plus maladroit des gens de bien (1), » le mot bienfaisance; les utopistes lui doivent l'école qui prêche la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine. Exclu de l'Académie française pour avoir critiqué le gouvernement de Louis XIV, il en prit plus de hardiesse pour proposer des réformes: par exemple, d'éloigner les favoris, de mieux distribuer les emplois, d'instituer une haute académie pour désigner au roi, sur une liste triple, les ministres à choisir. En somme, partout où il apercevait un abus il proposait quelques remèdes, adressait aux ministres des mémoires à ce sujet, et imprimait des vérités importantes au milieu de songes qui les

(1) LEMONTEY.

1748.

faisaient tolérer ou empêchaient la censure de les voir. Dans son Projet de paix perpétuelle, il ne s'agissait de rien moins que de changer la société de fond en comble.

Le marquis d'Argenson donnait moins dans les chimères : un seul roi, une seule foi, une seule loi. Mais quoique le roi, dans son système, doive être absolu, investi de la pleine autorité législative, il ne veut pas la centralisation, mais des institutions municipales, et il ne dissimule pas les abus de l'ancienne monarchie.

C'est ainsi que l'esprit cherchait un contre-poids au despotisme établi par Louis XIV, et c'est au milieu d'hommes de cette trempe que se fortifiait le génie de Montesquieu. Dans ses Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, les faits ne laissent place chez lui à aucun doute. Devancé sous le rapport des réflexions et surpassé en pénétration par Machiavel et Bossuet, il ne fait nullement comprendre ce que sont le sénat, ni le peuple, ni les luttes des plébéiens, ni les clients, ni le tribunat; mais il déploie beaucoup d'éloquence pour faire contraster ce système vigoureux avec le gouvernement insouciant et mou de la France.

Montesquieu travailla vingt ans à l'Esprit des lois; et vingtdeux éditions de cet ouvrage en dix-huit mois attestèrent à quel point la curiosité se portait sur le gouvernement civil, qui était resté longtemps un mystère. Néanmoins il n'obtint pas l'approbation de l'école philosophique elle-même (1); la postérité le critique, et pourtant continue à le lire.

(1) Helvétius détournait Montesquieu de publier ce livre comme trop défectueux et pouvant faire tort à l'auteur des Lettres persanes. Voltaire, qui pour. tant aimait Montesquieu comme philosophe irréligieux, disait qu'il était obligé de voir dans un livre qui aurait pu profiter à la philosophie « une foule de paradoxes, la vérité sacrifiée au bel esprit, point d'ordre, des citations presque toujours fausses, des exemples pris chez des peuples du fond de l'Asie, à peine connus, d'après des voyageurs mal instruits ou menteurs, et une infinité de raisonnements faux. Ce livre est un labyrinthe sans fil, un édifice mal fondé et construit irrégulièrement, dans lequel il y a beaucoup de beaux appartements vernis et dorés, un cabinet mal rangé avec de beaux lustres de cristal de roche. Après l'avoir lu, on ne sait guère ce qu'on a lu. Je désirais connaître l'histoire des lois, les motifs qui les ont établies, négligées, détruites, renouvelées; je n'ai malheureusement rencontré souvent que de l'esprit, des railleries, de l'imagination et des erreurs. Une dame qui avait autant d'esprit que Montesquieu disait que son livre était de l'esprit sur les lois : ou ne l'a jamais mieux défini. L'auteur sautille plus qu'il ne marche; il brille plus qu'il n'éclaire; il lisait superficiellement, et jugeait trop vite. >>>

Il ne recherche pas, en homme de conviction profonde, les abus pour les corriger; mais il veut en trouver la raison et la place: indifférent entre Dracon et le Christ, entre le gouvernement du Japon et celui d'Athènes, il justifie toute loi, toute religion; il accepte l'histoire telle qu'elle est, sans chercher à l'expliquer, à comprendre comment les institutions s'harmonisent avec les nécessités. Il déteste le despotisme; mais, au lieu de faire en sorte de le briser, il le considère comme un effet nécessaire de la corruption. Il ne comprend pas les révolutions, ni le bien qui se cache sous le mal. Machiavel n'avait vu de grand, au milieu des luttes italiennes, que l'habileté et la force de caractère, quel qu'en fût l'emploi. Montesquieu, à une époque tranquille, aperçoit dans le succès la récompense naturelle des vertus et de l'honneur. A la différence des théoriciens du jour, il s'appuie sur les faits; mais, au lieu de les interroger pour en tirer la vérité, il les rassemble sans critique pour fortifier sa théorie: si l'histoire ne les lui fournit pas, il a recours aux relations de la Chine ou de l'Amérique, dussent-elle être altérées par l'intérêt, par l'ignorance ou par la vanité.

Il a déduit ainsi maintes règles fausses de faits inexacts, appuyé maintes règles vraies de faits faux, et il n'a distingué ni les pays ni les temps. Au milieu de cet amas d'anecdotes enipruntées à des civilisations très-différentes, au milieu de tableaux sociaux incohérents, où l'on ne trouve qu'un enchaînement illusoire de rapprochements métaphysiques, il hasarde maintes explications qui ne peuvent se déduire que des accidents et des circonstances.

Il ne voit donc que des accidents là où Vico n'avait aperçu que les généralités, indépendamment des cas particuliers. A la différence de Vico, il croit les peuples formés par les grands hommes: Mahomet et Confucius créent la civilisation de leur pays; les codes constituent les nations. Si toute autre explication lui manque, il a recours au climat, qui produit pour lui ce que la succession des événements produit pour les véritables philosophes. C'était un paradoxe, et comme tel il plut. Mais, outre que cette théorie matérialiste de la législation subordonnée aux climats était nécessairement précoce, il oubliait, dans le cercle restreint de ses connaissances, que le Turc dominait sur la patrie de Solon. Montesquieu est supérieur à ses contemporains en ce qu'il envisage les phénomènes politiques comme soumis, non moins que les autres phénomènes, à des lois naturelles et iné

Voltaire. 1694-1778.

vitables. Mais le plan qu'il s'était proposé ne fut pas complété dans son ensemble, et il ne pouvait l'être : il rentre dans la classe commune de ces travaux généralisateurs dont Aristote a fourni le modèle primitif, mais sans toutefois l'égaler, eu égard aux temps.

La division du gouvernement donnée par Montesquieu est en outre toute scolastique, comme si le monde se soumettait à des classifications de mots; puis, après avoir inventé les siennes, il y ajuste, bon gré, mal gré, tous les siècles, tous les peuples, sans s'effrayer de la différence qui existe entre la république d'Athènes et celle de Hollande, entre la monarchie anglaise et la monarchie ottomane. Il assujettit toutes les matières, les religions même, à ces distinctions de pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, de gouvernements aristocratiques, démocratiques et monarchiques; ce qui le détourne de l'enchaînement historique. Après avoir donné des mobiles divers aux nations humaines, selon les gouvernements sous lesquels elles vivent, tandis que l'homme est le même partout, il pose en principe que les républiques sont fondées sur la vertu, et que le commerce leur est préjudiciable, tandis qu'il convient aux monarchies, à qui le luxe est nécessaire. Si Carthage, Rhodes, Venise, la Hollande lui donnent un démenti, il ne s'en inquiète pas.

Son type suprême et universel, c'est la constitution parlementaire de l'Angleterre, dont il fit connaître, en effet, les ressorts compliqués, ainsi que les garanties apportées aux sujets par la loi d'habeas corpus, par le jury, par l'opposition, par la liberté de la presse, par le droit d'accusation judiciaire contre tout individu. Il faut lui tenir compte néanmoins de s'être appliqué à un type existant plutôt qu'à des utopies; et à coup sûr il rendit service en habituant les esprits à discuter sur les faits, à en rechercher le sens, à comparer les gouvernements. Bien qu'il ne fût rien moins que novateur et qu'il révérât le roi, les lois, le pays, il vint en aide par ses écrits au parti révolutionnaire, qui, à sa mort, perdit un modérateur; et alors il ne resta plus que le grand agitateur du siècle.

Voltaire avait appris aux écoles des jésuites à faire des vers dignes du siècle précédent : son OEdipe lui ouvrit l'accès de la haute société, qui, s'émerveillant de trouver tant d'esprit dans l'auteur d'une tragédie, le mit avec les grands seigneurs sur le pied de l'égalité. Mais le chevalier de Rohan, blessé de ses plaisanteries mordantes, lui fit administrer des coups de bâton par ses laquais; et Voltaire, qui lui envoya un cartel, fut mis par la police à la Bastille, où il resta six mois. Irrité contre un pays, où le privilége de la naissance mettait tant de différence entre les citoyens, il passa en Angleterre, et y fut reçu dans les cercles dispensateurs de la renommée. Il emprunta à Bolingbroke sa hardiesse; il aiguisa dans l'entretien de Swif sa malignité naturelle, et apprit de Pope l'art d'associer des pensées profondes à des images brillantes (1).

Le mouvement d'une société libre, P'originalité de ses caractères, les mille formes nouvelles des clubs et des associations religieuses, la libre discussion des affaires publiques, l'intelligence devenue un moyen d'arriver au pouvoir, les applaudissements des hommes illustres, la littérature fondée sur l'opinion non de la cour, mais du peuple donnèrent à son imagination une énergie impossible à acquérir sur le continent, où les préjugés, l'habitude et le cérémonial étaient autant d'entraves pesantes. De retour à Paris, il y fit connaître Shakspeare, Locke, Newton, l'inoculation, le jury et d'autres institutions ignorées en France. Si la cour eût su le traiter comme il le désirait, peut-être se fût-il mis à flatter les vices plutôt qu'à combattre les erreurs; mais avec un gouvernement sans vigueur, qui entravait la publication de la pensée sans savoir la maîtriser, Voltaire se fit un mérite d'une opposition sans danger; et, caressant certaines passions, protestant qu'on lui avait volé son manuscrit, que l'éditeur l'avait altéré; ayant recours à d'autres subterfuges, qui enlèveraient à la vérité elle-même le prestige de la candeur et du courage, il captiva les esprits en disant ce que le siècle pensait déjà, et surtout en traitant les choses sérieuses sur le ton de la plaisanterie; puis la persécution le rendit puissant, parce que les opinions que l'on punissait en lui étaient celles de son temps.

Dans les Lettres anglaises, le premier de ses ouvrages qui fut condamné, il attaque Pascal et Newton avec une intention évidemment antichrétienne. La Pucelle d'Orléans lui valut une

(1) Il connut aussi en Angleterre Samuel Clarke, sectateur des nouveaux ariens, auteur de la Doctrnie de l'Écriture sur la Trinité, ainsi que de plusieurs ouvrages contre les incrédules, et l'un des premiers qui ait professé dans les écoles les principes de Newton. Clarke ne prononçait jamais le nom de Dieu qu'avec un air de recueillement et de respect. Comme Voltaire lui en exprimait son étonnement, il lui répondit qu'il avait pris de Newton cette habitude', qui devait être celle de tous les hommes.

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