Voltaire, s'étant fait de l'histoire une arme, comme de tout le reste, ne choisit pas entre l'éloquence des grands siècles littéraire et la naïveté des temps primitifs; mais il se mit à tracer des caricatures au lieu de portraits. Son Histoire de Charles XII, où les événements trouvent leur explication dans le récit même et où il est parvenu à inspirer de l'intérêt pour un héros tout guerrier, sans pourtant justifier la guerre, est plus épique que la Henriade, parce qu'il s'agissait uniquement de peindre, en quoi il est incomparable pour la rapide élégance et la simplicité, ce qui ne l'empêche pas de s'élever parfois jusqu'à l'enthousiasme. Voulant combattre la décadence du goût, les paradoxes de Rousseau contre les lettres, la liberté des philosophes, qui cessait de lui plaire depuis qu'elle lui enlevait des applaudissements, la crainte que le gouvernement montrait des écrivains, il écrivit le Siècle de Louis XIV, où il ne se montre que panégyristesans révéler le fond des choses ni les changements survenus alors dans les mœurs, sans rappeler qu'un roi a d'autres devoirs que celui d'exciter l'admiration et que la France avait d'autres gloires que l'élégance de ses écrivains. Que les guerres dont il parle soient justes ou non, que tout ce luxe ait ruiné la France, il ne sait qu'admirer; et, afin de mieux faire resplendir le vernis qu'il répand sur cette époque, il traite de barbares les siècles précédents. A la manière de certaines vies de saints, il distribue sous des catégories distinctes les différents faits, et il ne sait pas embrasser d'un regard les événements, les caractères, les mœurs. Qu'en résulte-t-il? Vous connaissez les cas particuliers et les anecdotes, mais non le siècle, et vous ne pouvez prononcer sur cette époque un jugement fondé. L'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations est une thèse contre le pouvoir ecclésiastique. Avec une érudition qui paraît étendue parce qu'elle est effrontée, et à laquelle on ne peut reprocher d'être incomplète à cause du titre même de l'ouvrage et de la méthode élastique de l'auteur, il recueille aux sources les moins connues les faits et les anecdotes; mais, au lieu de s'en servir pour donner de l'originalité au récit des actions principales, et pour faire ressortir la peinture des faits sociaux, il les répartit par chapitres distincts; système commode pour susbtituer ses opinions aux faits, et se substituer soi-même à la vérité. Les grands désastres et les infortunes magnanimes le font sourire; il n'apprécie point la puissance des caractères, et ne met point les hommes à leur place. Il se complaît à assigner de petites causes à de grands événements, à rapetisser les héros, à se railler des deux hémisphères. Ainsi la gloire que Voltaire aurait acquise en affranchissant l'histoire et en familiarisant le monde avec les idées nouvelles et indépendantes fut gâtée par un esprit de système et par ce titre de philosophe auquel il aspirait; ses ouvrages servirent à corrompre le sentiment historique, qui alors, comme tout autre, subissait l'influence de la philosophie de Locke, cette philosophie qui faisait tout dériver de la seule sensation. Le sauvage sent un besoin, y réfléchit, et trouve le moyen de le satisfaire; il observe les animaux et apprend : ainsi l'invention procède en ligne droite et logiquement. C'est ainsi que Buffon, Raynal et Temple construisirent la civilisation, et Condillac, le système entier de la connaissance. Mais le sauvage secoue difficilement son indolence habituelle. Eh bien! il faut attendre ces cas extraordinaires qui ne se renouvellent qu'à des intervalles très-éloignés, et pour cela multiplier les siècles à l'infini. Quant à des idées innées, à des traditions d'une civilisation antérieure, il n'en est rien; on y substitue la nature, l'intelligence, la logique. Il est vrai que quelques-uns ont recours à des générations antérieures aux nôtres; mais ceux-ci vont les chercher d'un côté, ceux-là d'un autre, en Tartarie, en Sibérie, dans la Nouvelle-Hollande, pourvu qu'on n'aille pas les chercher là où les place la tradition la plus ancienne, et qu'on ne demande pas de qui ces pays les tenaient. Il en est qui attribuent les inventions au génie; mais le génie, selon Helvétius, n'est qu'une combinaison fortuite de sensations, ce qui rentre dans le même principe. Une fois Dieu répudié, l'histoire ne fut donc plus qu'un amas d'accidents. Le hasard crée les religions chez les hommes effrayés par un cataclysme; le hasard qui conduit un ermite à Jérusalem enfante les croisades; le hasard d'un Nazaréen, qui meurt crucifié, dérange la sublime architecture de l'empire romain. Bien plus, le hasard d'une comète, qui heurte le soleil et en détache quelques fragments, produit ce bel ordre planétaire, ainsi que ce globe terrestre sur lequel le hasard nous ballotte un instant pour nous rejeter ensuite parmi les atomes errants. A quoi bon dès lors étudier l'histoire si le passé ne peut nous instruire en rien sur l'avenir? Elle aura tout au plus, comme le veut Condillac, l'utilité de l'llote ivre dans les soupers de Sparte. D'autres encore la rendent inutile à force de septicisme (1). Déjà Bayle avait ouvert la brèche en trouvant que toutes les opinions se présentaient avec un égal cortége de preuves. En vain Fréret, dans son Traité sur la certitude historique, essaya d'une opposition méthodique, et assigna les limites du doute: on accumula avidement les contradictions et les erreurs rencontrées çà et là, au point d'arriver, comme Volney, à affirmer qu'on n'avait d'histoire véritable que depuis un siècle, c'est-à-dire depuis le moment où Venise commença à avoir des gazettes, « monuments instructifs et précieux jusque dans leurs erreurs, parce que leurs contradictions offrent des bases fixes à la discussion des faits (2). » Puis, de même que l'Usbek de Montesquieu trouvait nos usages ridicules, parce qu'il les comparait aux siens, tous prétendaient juger ceux d'autrefois d'après les idées du jour, et mesurer toute grandeur à l'aune de Paris. L'histoire se réduisit en conséquence à un assemblage de faits incohérents ou à une suite de raisonnements abstraits : rebutante sans être vraie, elle offrit dans ses récits non des événements, mais des réflexions, et elle ne raconta pas comment les choses étaient arrivées, mais pourquoi. C'était le moyen de rester ignorant; car il faut pour bien comprendre les livres et les œuvres du temps passé de l'amour et de l'estime pour eux : ceux qui veulent seulement en extraire la substance en attaquent le mérite, et l'on ne cherche que le charlatanisme du savoir tout en faisant étalage de connaissances positives. Il ne faut pas croire néanmoins que l'on cessât alors d'étudier sérieusement l'histoire; on dirait même que quelques-uns s'y obstinaient pour protester contre la légèreté qui faisait invasion (1) On a calculé qu'en y employant, pendant huit cents ans, dix-huit heures par jour, on ne parviendrait pas à lire tous les ouvrages historiques que contient la Bibliothèque impériale. (2) VOLNEY, Lecons d'histoire prononcées à l'école normale, p. 57. Le plan qu'il trace d'une histoire mérite d'être lu. Il réclame pour l'exécuter le travail minutieux d'une académie générale, historique, philosophique, divisée en sept sections, une celtique, une hellénique, une phénicienne, une anglo-saxonne, deux pour les langues mongole et kalmoukę, sanscrite et chinoise, une pour confronter les langues de l'Asie orientale avec celles de l'Amérique occiden. tale. Il sortira de là à coup sûr un ouvrage philologique, mais jamais une histoire. Et puis une histoire écrite par une académie ! T. XVII. 9 Rollin. 1661-1641. partout. La Bletterie demeurait avec les conservateurs; mais son style fleuri enlève à son Histoire de Julien l'originalité du sujet. Le président de Brosses, ressuscitant Salluste, dont il rappelait quelque peu la manière, ne néglige aucun détail, même le plus minutieux; il aime les vieilles coutumes, mais en même temps la liberté de penser, et il parut original tout en faisant son récit en marqueterie. Le Beau savait le latin mieux que personne en France: pédant, mais exact, il jette quelque lumière dans le labyrinthe inextricable du Bas-Empire; mais il méconnut l'importance du christianisme et des missions, ou il craignit de se faire traiter d'écrivain à préjugés. Rollin, de l'ecole de Port-Royal mitigée, ami sincère et cordial de la jeunesse, voit aussi bien que sa propre honnêteté dans tous et partout, même chez les Romains; mais il admire les héros de Plutarque, les humbles et patients ouvriers de - l'Évangile. Soupçonne d'avoir écrit des pamphlets jansénistes, il entend le cardinal de Fleury lui reprocher de ne pas se borner aux choses de sa sphere. Persécuté par le régent, l'Académie n'ose l'admettre dans son sein; et il souffre sans se plaindre. Enlevé à l'enseignement, il entreprend à l'âge de soixante ans d'écrire l'histoire romaine à la manière ancienne; et le public lui accorde la récompense que lui refusait le gouvernement. Frédéric II, lui-même, lui adresse des lettres aussi flatteuses qu'à Voltaire. Manquant d'érudition véritable et plus encore de critique, il ne pèse pas les autorités, et il lui suffit qu'une chose ait été dite par un ancien pour qu'il la croie. Il montre la même bonté d'âme dans son Traité des études, ouvrage où l'on trouve de naïves impressions du beau et un jugement sain. Il y ramène l'art au bon sens et à l'expérience du génie, en façonnant les jeunes gens pour la société. Montfaucon, Winckelman, Caylus méditaient sur l'art ancien. Des manuscrits arabes, turcs, persans enrichirent la Bibliothèque royale. On fondait des chaires de langues orientales; Renaudot, d'Herbelot, Petit de La Croix révelaient l'histoire civile, politique et religieuse de l'Orient. De Guignes retraçait les vicissitudes des Huns et des Turcs; Anquetil du Perron rapportait de l'Inde et de la Perse les codes sacrés, comme Galland en avait rapporté les Mille et une Nuits. On continuait à se livrer dans l'Académie des inscriptions à une critique sans passion, et f'on y méditait, independamment de ce qui concernait les Grecs et les Latins, sur les institutions nationales. On ne saurait trop louer, sous ce rapport, la patience de Foncemagne, de La Porte du Theil, de Barthélemy, de Vaillant. Les religieux de Saint-Maur continuaient leurs laborieuses compilations; et il suffira de citer les cinq volumes de chartres de Brequigny (1763-1790), dans les préfaces desquels le passé de la France est interrogé avec une conscience aussi sévère qu'éclairée et le problème des libertés municipales au moyen âge posé clairement, de manière à fournir les moyens de trouver l'origine du tiers état. On commença en 1778 la grande collection des historiens de la France, qui donna l'impulsion à tant d'autres; et l'on vit paraître l'Histoire de Languedoc de dom Vaissette, celle de Bretagne de dom Morice, celle de Bourgogne de dom Plancher, et l'Histoire littéraire, imprimée aux frais du roi; la collection des diplômes et la Gallia christiana des frères Sainte-Marthe : dom Clément, Clémencet et Durand publiaient en même temps l'Art de vérifier les dates. Mais ce n'étaient pas là les historiens de la multitude; et la simplicité inculte des érudits ne pouvait prévaloir sur le fracas sentencieux et vide des philosophes, sur tous ces esprits à la mode alors, qui débitaient avec assurance des maximes sans lien et paraissaient profonds sans posséder l'ensemble de la matière. Anquetil essaya d'employer dans son Esprit de la Ligue les expressions mêmes des anciens chroniqueurs, mises de côté comme dures et vieillies; mais il abusa ensuite des citations, au point de devenir presque un compilateur. Il raconte avec naturel et simplicité, mais terre à terre et avec des idées préétablies; il fait peu réfléchir; il est rarement ému, et il ne s'indigne jamais. Il met en balance les faits les plus horribles avec quelques bonnes qualités, et croit avoir pénétré le fond des choses parce qu'il a jeté quelques mots heureux sur la Ligue ou sur la diplomatie de Henri IV. 1723-1808. Boulanger, ayant à vivre comme ingénieur dans les entrailles de la terre, retrouva partout les traces d'un déluge, et songea à en découvrir les effets sur notre race. Il étudia donc le latin pour comprendre les Romains : les trouvant trop récents, il interrogea les Grecs; puis reconnut la nécessité de remonter aux Orientaux; ayant donc appris les langues de l'Asie, il scruta ses traditions, et écrivit une histoire universelle riche d'idées fécondes, bien que tronquées et incohérentes. Tant de patience 1722-1759. |