1685-1770. n'eût mérité que des éloges s'il n'avait eu pour but de n'en faire ressortir que le doute et la négation. Philosophe, et pourtant ennemi des philosophes, le président Hénault rendit l'histoire aride dans son Abrégé chronologique; mais il popularisa les recherches sur les premiers temps de la France en soutenant toujours l'absolutisme des rois. Dans ses Observations, il expliqua l'histoire de France à l'aide des lois et des coutumes, et prêcha du moins, s'il ne le fit pas luimême, qu'il fallait éviter cet anachronisme de peindre notre siècle lorsqu'on en retrace un autre. Sérieux et austère, il se mêla peu à la troupe railleuse. Il reproché à Voltaire sa mauvaise politique et sa mauvaise morale; mais, idolâtre de l'ancienne société, il ne comprenait pas les progrès de la nouvelle, et, censeur de son temps, il admire Sparte en devançant Rous seau. Son exemple multiplia les tableaux historiques, les résumés, les histoires universelles. Saint-Marc écrivit celle d'Italie d'après Muratori; Méhegan en entreprit une moderne en continuation de Bossuet, dont il reste bien loin pour la forme et bien plus encore pour les idées. Hardion composa à l'usage des princesses une histoire universelle longue à la fois et frivole. Nous mettrons sur la même ligne des Discours sur l'histoire et l'Histoire universelle que Millot et Condillac écrivirent pour l'instruction du duc de Parme. Mably, frère du dernier de ces auteurs, raisonneur sec, mais intrépide, défigura, dans ses Observations sur l'Histoire de France, l'histoire nationale, pour la ramener à son système politique de la démocratie, sans néanmoins apercevoir les progrès de celle-ci à travers les institutions catholiques et franques. C'est un roman absurde et téméraire; mais il fut porté aux nues, parce que sa tendance plaisait alors. Suivant la mode, il dénigre les usages de son siècle, il trouve partout de la frivolité, et se reporte vers ce qui est ancien; méthode excellente pour rendre l'histoire inexplicable. Ainsi il traita de barbare tout ce qui portait l'empreinte des temps et des caractères; il ne considérait comme dignes d'éloges que les républiques de l'antiquité, et, au lieu de marcher en avant, il trouvait nécessaire de rétrograder vers le passé. C'était sans doute une grande idée que celle d'appliquer la philosophie à l'histoire, c'est-à-dire de l'ériger en science plus ou moins rigoureuse, et d'expliquer les œuvres des hommes et celles de la société. Mais l'intolérance et les préjugés l'égarèrent; les faits furent reniés, et se décomposèrent en anecdotes. Le classicisme païen se glissa dans l'histoire, non moins que dans la littérature et dans la politique.. S'il est une science qui vive d'action, qui ait besoin de rester à la portée du peuple, de s'inspirer à ce qu'il a de sublime et de vertueux, c'est l'histoire. Or, les philosophes étaient étrangers aux affaires publiques : ils érigeaient dans leur cabinet un autel à la vérité, dont ils se considéraient comme les ministres; mais ils ne songeaient pas tant à la rendre efficace qu'à lui obtenir l'encens des lecteurs, c'est-à-dire de la classe cultivée. De là les défauts principaux de leurs histoires comme des autres ouvrages du temps. Ce sont des thèses tantôt de rhéteurs, tantôt de sophistes, où les physionomies sont défigurées pour les faire ressembler à celles que l'on voulait censurer ou louer; et les faits, sous le prétexte de les interpréter philosophiquement, y sont altérés au point de devenir des allusions. Raynal était un bon abbé qui voulut, par son Histoire des Indes, mettre le commerce en honneur et appeler l'intérêt sur des classes ravalées jusqu'alors. Mais, craignant qu'on ne fit pas plus d'attention à cet ouvrage qu'aux précédents qu'il avait publiés, il s'y livra à des déclamations ampoulées et virulentes, empruntées aux plus mauvaises improvisations de Diderot; il y apporta tout l'enthousiasme des plagiaires, et y sema des digressions incohérentes, des reproches, des conseils donnés avec véhémence à tous les gouvernements. Mais il ne put, même en harcelant les rois et les prêtres, obtenir les honneurs de la persécution, et son œuvre anonyme fut vendue presque librement. Comme il voulait une condamnation, il en fit une autre édition avec son nom et son portrait, en y ajoutant un renfort de déclamations et des allusions évidentes au ministre Maurepas. En conséquence son livre fut brûlé par la main du bourreau, et il put alors donner carrière à tout son courroux. Sa méthode ne conduisit qu'à raisonner sur tout ce qui se présente au bout de sa plume, sur les diamants de Golconde comme sur le poivre des Maldives, sur les Juifs comme sur les Bohémiens; de substituer aux particularités véritables les ornements à la mode; le tout sans critique, sans concilier les contradictions et en adoptant ce que lui fournissaient ses collaborateurs officiels (1). Son style consiste à se gonfler tant qu'il (1) Le plus laborieux parmi eux fut Pechmeia, que nous ne citons que Raynal. 1713-1796. peut, et à terminer ses périodes par des exclamations sentencieuses; sa philosophie, à déclamer sans cesse contre la perversité de l'homme civilisé et contre toute religion, mais surtout contre la nôtre, ce qui suffirait pour le faire reconnaître pour chrétien en dépit de sa prétention à écrire de façon à ce qu'on ne puisse juger à quel pays et à quelle foi il appartient (1). Impétueux comme au moment d'un assaut, il fit de la parole un instrument de démolition; ayant peu de foi et beaucoup de vanité, il voulut introduire une philanthropie nouvelle, qui n'était ni l'ancienne charité ni l'égoïsme de son temps; si bien qu'il déplut à tout le monde. Aucun auteur, dit M. de Barante, n'avait jusqu'alors manqué à ce point de raison dans les idées et de mesure dans leur expression. Délirant dans ses opinions et ridiculement emphatique dans ses termes, Raynal fait étalage de principes opposés au bon ordre, dans quelque société que ce soit. Il n'est pas de crimes commis dans les derniers troubles de la France auxquels ce déclamateur n'ait fait appel. Cependant, lorsque la révolution arriva, il en désapprouva les excès; car la confiance que l'auteur, renfermé dans son cabinet a en lui-même, cède ensuite aux rudes leçons de l'expérience. Le savant Nicolas Fréret avait porté une critique hardie sur les Évangiles, dont il sapait l'authenticité, par la raison qu'il en avait couru beaucoup d'apocryphes dans les premiers temps; et il affirmait que, si le Christ avait détruit le mal et le péché, on ne verrait pas une série de persécutions et de guerres de religion causées par le christianisme. Tels étaient ceux qui faisaient profession déclarée d'historiens; mais d'autres, de la même coterie, avaient aussi recours à l'histoire pour y trouver des armes contre la révélation, contre les gouvernements et pour la faire dépositaire de leurs haines. Voltaire avait enseigné à affirmer sans examen : N'hésitez pas à dire hardiment même un mensonge; il en restera toujours quelque chose. En effet, beaucoup de ses assertions demeurèrent dans le vulgaire des gens instruits, et les défenseurs de la vérité ont encore à s'entendre reprocher celles qu'il avançait, avec une ignorance égale à son effronterie, dans la guerre qu'il renouvelait chaque jour contre la Bible, contre la foi, contre l'antiquité, d'après un programme plus impudent encore qu'impie (1). Uniquement frappé des phénomènes, comme doit l'être le sensualiste, il ne voit que mobilité et caprice dans la marche du monde; il soumet tout à de petites causes, et fait la satire de la Providence : il serait difficile d'énumérer ses erreurs historiques. Pour lui les Égyptiens sont de misérables maçons, bien que leurs merveilleux édifices com pour rappeler son amitié pour le médecin Dubreuil. On disait à Pechmeia: Vous n'êtes pas riche. Non, répondit-il; mais Dubreuil l'est. Ce dernier, atteint d'une maladie grave, fait appeler Pechmeia, et lui dit: Ami, mon mal est contagieux, je ne puis permettre qu'à toi de m'a ssister; fais retirer tout le monde. Il ne tarda pas à mourir, et Pechmeia ne lui su rvécut que peu de jours. (1) « O vérité sainte, c'est toi seule que j'ai respectée! Si mon ouvrage trouve encore quelques lecteurs dans les siècles à venir, je veux qu'en voyant combien j'ai été dégagé de passions et de préjugés ils ignorent la contrée où je pris naissance, sous quel gouvernement je vivais, quelles fonctions j'exerçais dans mon pays, quel culte je professais; je veux qu'ils me croient tous leur concitoyen et leur ami. >>> (1) « Par les traditions des prophètes et avant eux des patriarches notre religion remonte à la naissance de la société. Cette antiquité est bien imposante; il faut absolument la discréditer, bafouer son berceau, ébranler ses colonnes, les livres de la Bible. Ayant rendu risibles les graves patriarches, convaincu Moïse d'ignorance et de cruauté, conspué la Genèse, ce sera pur divertissement de turlupiner les prophètes, d'affirmer que leur mission était un métier, que l'on s'y exerçait comme à tout autre art; qu'un prophète, à proprement parler, était un visionnaire qui assemblait le peuple et lui débitait ses rêveries; que c'était la plus vile espèce d'hommes qu'il y eût chez les Juifs; qu'ils ressemblaient exactement à ces charlatans qui amusent le peuple sur les places des grandes villes. Arrivé à ce point, il nous sera facile de montrer qu'un homme adroit, entreprenant, ayant acquis dans ses voyages des notions de physique, de jonglerie, même de magnétisme, choisit, pour exploiter la crédulité publique, une contrée lointaine, une population ignare, séparée de la civilisation romaine par son langage et ses mœurs, entichée d'une attente superstitieuse; que, s'appliquant quelques passages de visionnaires juifs nommés prophètes, il réussit à tromper la foule, à passer pour le Messie, ce qui signifie un envoyé, un homme chargé d'une mission. Les rieurs mis de notre bord, il y aura beau jeu à houspiller les bons apótres, les douze faquins, surtout les écrivailleurs Marc, Jean, Luc, Matthieu; à éplucher leur évangile, et à lui donuer des nasardes. En toute assurance, nous pourrons insinuer que le culte chrétien, comme tous les autres, est l'œuvre plus ou moins imparfaite des hommes, passionnés, menteurs, aveugles; que, s'il était de Dieu, naturellement il élèverait la dignité morale au-dessus des craintes superstitieuses de la conscience; mais qu'en réalité, au lieu d'être fait à l'image de Dieu, l'homme a plutôt fait Dieu à sa propre ressemblance, le gratifiant des défauts et des vices dont il fourmille lui-même. Quand on aura répété toutes ces choses, notre temps sera venu. Mais comme seul, parmi toutes les religions, le christianisme offre une suite imposante de récits et de faits, c'est cette succession continue qu'il faut rompre, c'est cette antiquité vénérable qu'il importe de démolir. » VOLTAIRE, Bible expliquée, Esprit du judaïsme. mençassent alors à ètre connus; pour lui, qui nie l'antiquité de la Bible, le plus ancien des livres sacrés est l'Ézour-Védam, catéchisme que l'on a prouvé avoir été composé en indien par un jésuite; le Zend-Avesta rivalise d'ancienneté avec le Sadder, qu'il prit pour le nom d'un auteur, tandis que c'est un commentaire fait il y a trois cents ans; pour lui, si hostile envers la foi de son pays, le Christ fut condamné justement, parce que celui qui s'élève contre la religion de sa patrie mérite la mort; pour lui, qui reproche à l'inquisition ses bûchers, toute tolérance envers les vaincus est une lâcheté. Il cite à faux ; il répond à un raisonnement qu'on lui oppose, à une erreur qu'on lui signale par une argutie ou par une grossièreté. Pinto, juif de Bordeaux, se plaint des insultes continuelles qu'il lançait contre sa nation: Voltaire lui écrit qu'il a raison, mais il n'en poursuit pas moins le cours de ses injures. C'est alors que l'abbé Guénée (1717-1803), successeur de Rollin, bon écrivain, versé dans la connaissance des langues anciennes et modernes et qui avait traduit de l'anglais plusieurs apologistes, entreprit de combattre ce génie moqueur à l'aide de l'érudition, sans négliger l'esprit et le goût (1). Par égard pour un siècle tolérant, il n'ose manifester ouvertement ses croyances; mais il développe fort bien la législation mosaïque, et met en évidence les beautés poétiques des livres saints. Rude jouteur, il se sert contre Voltaire de son arme habituelle, l'ironie; et avec une admirable flexibilité de ton et de formes, avec une modération accablante, il lui signale des milliers d'erreurs et d'ignorances inexcusables, son intolérance surtout, pire que celle d'un inquisiteur. Voltaire ne lui répondit que par des plaisanteries triviales: il se mit en frais d'esprit et se donna des airs de triomphe sans se laver d'un seul reproche ni réfuter un seul raisonnement (2): le siècle n'en continua pas moins de lire celui qui s'était fait son flatteur. C'est que le siècle avait la manie de tout savoir sans avoir (1) Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais à M. de Voltaire. - D'autres révélèrent aussi ou combattirent les lourdes méprises dans lesquelles était tombé celui qui prétendait régenter le monde entier. Voir entre autres les Erreurs de Voltaire par Nonotte, et le Supplément à la philosophie de l'histoire par Larcher. (2) Voltaire écrivait à d'Alembert : « Le secrétaire juif... est malin comme un singe; il vous mord de sang-froid en feignant de vous embrasser. » (8 décembre 1776.) |