Frédéric était avare, et il crut l'avoir acheté trop cher; Voltaire était avide, et il croyait pouvoir disposer de l'or amassé par son royal grand prêtre. Le roi fait diminuer sa ration de chocolat et de café; le poëte s'en venge en glissant dans sa poche les bougies de l'antichambre royale: viennent les réticences, puis les insolences. Le roi sourit en voyant le philosophe impliqué dans de sales agiotages, en querelle et en jalousie avec les autres illustrations de sa cour. Voltaire raille les vers du roi, satirise Maupertuis, que ce prince a fait président de l'Académie; et bien qu'il proteste, avec sa véracité ordinaire, qu'il n'était pour rien dans la publication de ces diatribes, Frédéric exige de lui une rétractation humiliante, et lui enlève la croix de ses ordres ainsi que la clef de chambellan (1). Ce fut alors entre eux un assaut d'injures. Voltaire résolut de s'éloigner de ce roi philosophe, qui « écrasait les humains en les nommant ses frères; qui, dangereux politique et dangereux auteur, cherchait la sagesse tout pétri de passions (2); » et le roi envoya sur ses traces des gendarmes qui fouillèrent ses bagages sous prétexte qu'il avait emporté les papiers de leur maître. Voltaire, insulté par le chef couronné des philosophes et des incrédules, exclu d'une patrie qu'il a insultée de son asile royal (3), se réfugie sur le lac Léman, « dans la plus belle ville de l'univers, dans un pays libre et tranquille, où la nature est riante et où la raison n'est point persécutée; >> charmé de pouvoir être propriétaire dans le seul lieu où cela ne lui était pas permis, attendu que nul catholique ne pouvait s'établir à Genève; et il alterne entre les Délices et Ferney, entre la Suisse et la France. Alors il semble s'apercevoir que la puissance n'a pas besoin d'appui; et il fait, avec une liberté égale à son emportement, une guerre sans ménagement aux rois et aux prêtres, aux lois et au culte, aux préjugés nuisibles et aux vérités nécessaires. Certain désormais de la gloire, il ne réfléchit plus ni aux choses ni au style; proclamé sauveur par ceux qu'il arrachait à quelque lâche tyrannie, il était maudit comme l'Antechrist par ceux qu'il scandalisait de son impiété railleuse. Il attaque surtout, (1) Voltaire dit de l'air d'un héros qu'il les lui renvoya lui-même; mais il résulte de la Correspondance inédite publiée à Paris en 1836 par Th. Foisset que Frédéric les lui redemanda. (2) La Loi naturelle. (3) 11 écrivait à Frédéric : « Sire, toutes les fois que je parle à Votre Majesté de choses sérieuses, je tremble comme nos régiments à Rosbach. » dans sa correspondance avec d'Alembert, la religion, comme une conjuration de soixante siècles contre la liberté et le bon sens, et pouvant à peine être de quelque utilité à la vile multitude. Lorsque ensuite la puissance du génie lui manqua avec les années, il épancha son inquiétude vaniteuse en d'ignobles colères littéraires, ne connaissant que deux sources d'inspirations, la Bible et ses ennemis, c'est-à-dire le blasphème et l'insulte. Il multiplia les libelles sous des noms divers (1); il passa des années à limer ce poëme infâme qu'il aurait dû livrer au feu. En même temps il cherchait à se persuader qu'il était encore le législateur des philosophes; mais de toutes parts il les vit se soustraire à son empire, et il réprouva les exagérations de ses prosélytes, comme celui qui déplorerait les ravages causés par un torrent dont lui-même aurait rompu les digues. En effet, tout maître traîne à sa suite une tourbe qui, faute de pouvoir le surpasser, se met à l'exagérer. Le baron d'Holbach, Allemand établi à Paris, esprit très-médiocre, qui écrivait au hasard et déraisonnait de propos délibéré, donnait alors de fréquents soupers, où l'on faisait une guerre ouverte à Dieu et aux autres préjugés respectés par le patriarche. On y proposait les réformes sociales les plus hardies qui aient pu venir par la suite à l'esprit des révolutionnaires, de quelque pays que ce soit. Il paraît avoir été l'auteur du Système de la nature, quoique, d'après la manière enseignée par Voltaire de mettre ses ouvrages sous le nom de personnages controuvés ou morts, ce livre ait été attribué à un certain Mirabaud, obscur traducteur du Tasse, qui, disait-on, se serait écrié: Je suis le bienfaiteur du genre humain, puisque je le délivre de Dieu. C'était en réalité l'œuvre collective des convives habituels de d'Holbach, qui, l'esprit échauffé par les joyeux soupers de leur hôte, se proposèrent de ne rien laisser debout au ciel, sur la terre, ni dans le cœur de l'homme. La pensée, d'après ce livre, est purement la faculté de sentir: en d'autres termes, les sensations ne correspondent qu'aux choses sensibles, attendu qu'il n'existe pas d'êtres spirituels; elles nous montrent uniquement la matière et le mouvement, et les combinaisons produites par le mouvement sur la matière deviennent les êtres particuliers. Connaître (1)Il écrivait à d'Alembert : « Les philosophes doivent être comme les petits enfants. Quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n'est jamais eux, c'est le chat qui a tout fait. » (14 août 1767.) 1723-1780. un objet, c'est l'avoir senti, et le sentir signifie avoir été ému par lui. « En conséquence, la science et la pensée sont réduites au mouvement; il n'est pas possible qu'il y ait des idées générales..... Aucune notion ne peut être rigoureusement la même dans deux hommes..... Chaque hoinme a, pour ainsi dire, une langue pour lui seul, et elle est incommunicable à d'autres. >>> Cet empirique hardi arrive donc ainsi aux pauvretés par lesquelles la philosophie avait commencé avec Héraclite et Protagoras. Une autre combinaison produit les corps organisés; et, en acquérant une plus grande force, elle donne naissance au sentiment, effet d'un organisme donné. Les actions humaines résultent donc nécessairement ou du mouvement intérieur des organes, ouj des mouvements extérieurs qui le modifient. Tel est le célèbre système dans lequel l'âme, le corps, l'amour paternel, la gratitude, la conscience furent pulvérisés, ruinés, honnis. Le marquis d'Argens, grand ami de Frédéric II, qui lui donna la présidence de la section des belles-lettres dans l'Académie de Berlin, imita Voltaire et Montesquieu dans ses Lettres chinoises, juives et cabalistiques; puis, avec cette érudition facile qui séduit, malgré le manque de but et d'accord, il sapa les croyances dans la Philosophie du bon sens, ainsi que dans les Réflexions philosophiques sur l'incertitude des connaissances humaines, où il ne conserve qu'aux mathématiques un caractère positif, et où il se déchaîne contre tout dogmatisme. Il fut, généralement goûté, attendu que chacun se laissait persuader aisément qu'il était inutile de se livrer à des études fatigantes, et que la philosophie n'avait d'importance qu'autant qu'elle enseignait la vie du monde. L'Anglais Mandeville, observateur sagace et triste, avait fait, à force d'esprit, la satire de la société, en donnant du relief à ces absurdités qui frappent tout homme de bon sens quand elles sont isolées des circonstances qui les environnent. Dans son ouvrage intitulé les Vices privés font la fortune publique, il représente l'immoralité comme la cause déterminante de la prospérité d'une nation. La morale n'est, selon lui, qu'un artifice du législateur, et la société ne subsiste que par l'égoïsme, l'astuce, l'envie. Il fait ensuite le tableau d'une république d'abeilles, qui, d'heureuse qu'elle était, se trouve bouleversée dès que Jupiter lui a accordé la vertu. En conséquence, la bienveillance n'est qu'imbécillité; c'est une folie que d'ouvrir des écoles pour le peuple; toutes les institutions dérivent d'une bassesse; le langage lui-même fut inventé pour tromper, et tous les hommes seraient vils s'ils osaient l'être. Après lui Helvétius appliqua dans son livre de l'Esprit le sensualisme à la morale, comme Condillac l'avait appliqué à la psychologie empirique. Si dans l'intelligence il n'y a que sensation, il n'y a dans la volonté que plaisir et douleur, puisqu'elle ne peut s'exercer que sur les éléments fournis par l'intelligence. Il déduit de là, par une conséquence toute logique, la morale de l'intérêt comme la seule possible; et pour dédommager le lecteur de toutes les nobles consolations qu'il lui a enlevées, il offre pour but à l'égoïsme l'amour de l'humanité, sentiment sans énergie parce qu'il est général. Intelligence sans portée, il croit que l'esprit de ceux qui l'entourent est celui de toutes les générations et de tous les pays; avec la prétention d'être original, il ne fait qu'imiter et tirer des conséquences des doctrines déjà connues, exagérant La Rochefoucauld, commentant Mandeville, contrefaisant Montesquieu et estropiant Locke. Ce dernier avait déduit des sens toutes les connaissances humaines; mais les animaux étant doués de sens comme les hommes, d'où naît la supériorité de l'homme? D'une meilleure conformation de la main, répond Helvétius, qui ne voit les choses que d'un seul. côté, et du plus mauvais. Il nie l'amitié en théorie, tandis qu'il lui fait, dans la pratique, de généreux sacrifices : son livre devient le code philosophique des mœurs du siècle de Louis XV; mais il est en même temps une accusation frivole et calomnieuse contre la nature humaine. Il semblait que le théorème fondamental du libre examen et l'égalité sociale ne pouvaient être établis solidement qu'en admettant l'égalité organique des hommes à leur origine; mais, au lieu de cela, on chercha dans les influences ambiantes la cause des inégalités. Quelques-uns indiquaient le climat, d'autres l'éducation, qui, selon Helvétius, suffit pour rendre raisonnable l'homme pris à l'état de brute. Il était donc au pouvoir des gouvernements de modifier à leur gré l'humanité par les lois et par l'éducation; mais cette conclusion ne conduisait-elle pas à la nécessité de la tyrannie, comme il était arrivé à Hobbes lorsqu'il tendait à la liberté ? ? En étudiant ces ouvrages, pleins de frivolité avec un appareil de science, on est étonné de voir tous leurs auteurs parler d'analyse et d'expériences, et risquer en même temps les hypothè T. XVII. 10 Belvétius. 1715-1771. ses les plus dénuées de fondement. Ils rejetèrent les idées innées, et y substituèrent la nature, non moins intelligente qu'elles. Personne ne vit jamais l'Atlantide, personne n'attesta que le berceau de l'homme ait été au nord; ce sont là pourtant les axiomes ou les expédients des philosophes. Personne ne vit l'homme à l'état sauvage pur, personne ne l'a vu sans idées, personne sans langage, personne avec un seul sens, auquel les autres soient venus s'ajouter successivement : c'est pourtant de ces faits que partent les systèmes qui ont fait le plus de bruit (1). Or, le langage était précisément, comme il le sera toujours, le grand écueil de la philosophie athée, qui s'y évertue en vain. La Mettrie en attribue l'invention à quelque génie inconnu sorti du milieu de l'humanité brutale, comme il peut en surgir un parmi les singes et les chiens. Condillac exalte comme dignes des autels les inventeurs d'une ressource aussi précieuse. Pour Maupertuis, il y voit le résultat d'un pacte social entre les hommes, qui, s'étant réunis dans cette ignorance primordiale, firent de telles prouesses d'analyse que pas une académie moderne ne saurait y parvenir. Nous laissons de côté une foule d'écrivains et de livres fort commodes pour les mauvaises consciences; car il semblait qu'il y eût une espèce de concert général pour traiter légèrement les plus grands problèmes de la philosophie, de la politique, de l'économie et de la religion. L'un déchiquetait la science pour plaire à la multitude; l'autre étudiait la nature du commerce et de l'industrie; celui-là recherchait l'origine des choses et des idées, l'organisation du monde, celle de l'homme et leur fin; les hypothèses arrivaient en foule, et chacune d'elles arrachait une pierre de l'ancien édifice; la chimie, la physiologie, l'anatomie faisaient la guerre à Dieu. Ainsi la métaphysique se réduit à la sensation, le culte au déisme des païens incrédules, le langage à une algèbre, la poésie à un syllogisme, la morale au tempérament, la législation à un calcul de latitudes, l'histoire à une duperiè, le style à une salve d'épigrammes. Mais afin d'en venir à une bataille rangée, il fallait réunir les forces éparpillées des combattants, et les mener d'accord à l'attaque. La proposition que fit un libraire de traduire le dictionnaire anglais de Chambers en offrit P'occasion. Cet ou (1) « Les philosophes perdent un temps précieux à élever des systèmes qui nous en imposent jusqu'à ce que les prétendus faits qui leur servaient de base aient été démentis. » RAYNAL, Hist. philos,, t. III. |