vrage donna bientôt naissance à un travail nouveau, qui fut l'Encyclopédie, application du système de l'association, où le nombre dut suppléer au talent. Diderot et d'Alembert se mirent à la tête de l'entreprise. Diderot, né dans une humble condition, avait été élevé par les jésuites; marié de bonne heure, il dut d'abord à cette circonstance d'être préservé des vices. Mais bientôt il délaissa la mère de ses enfants, et se mit, pour vivre et pour faire figure, à écrire des productions éphémères, préfaces, annonces, sermons, encycliques, comédies, satires, tous les genres, en un mot. Afin de se mettre en réputation, il se déclara athée, et dirigea une attaque des plus hardies contre la religion dans ses Pensées philosophiques (1746). Plein de feu, mais sans aliment pour l'entretenir; plein d'esprit, mais incapable d'une application soutenue, tout fermente chez lui, rien n'y arrive à maturité. Critique large et ingénieux, quoiqu'il s'abandonne trop à ses élans lyriques et à une manière prétentieuse, il combattit le goût faux et conventionnel de son temps en rappelant les écrivains à la vérité du costume, à la réalité des sentiments et à l'observation de la nature. Mais il se fourvoya étrangement dans la pratique, et il ne montra dans ses drames larmoyants, genre dont on l'a prétendu à tort l'inventeur, que l'exagération des passions. Il méla dans ses romans, où il imita les Anglais, une familiarité de discours expressive, le sentimental et l'obscène, et à un tel degré qu'il faut pour les lire avoir perdu toute pudeur. Logicien insidieux, peintre attrayant, il causa beaucoup de mal, en ne cessant de prêcher une morale perverse, par sa licence doctrinale et déclamatoire. Dans son Essai sur le mérite, imitation anglaise, il demande ce que c'est que la vertu morale et quelle influence la religion exerce sur la probité. Dans cet ouvrage, comme dans tous les autres, il tend à ramener l'homme à un état de nature, où la vertu s'établit par un penchant à la bienviellance, soutenue par la raison; ce qui suppose un accord primitif entre le sentiment et la raison, que la société aurait altéré. Dans la Lettre sur les aveugles il met en scène ce Sanderson, élève de Newton, qui, bien qu'aveugle, professa l'optique, et il lui fait nier Dieu, parce qu'il ne le voit pas. Ainsi un des plus merveilleux triomphes de l'esprit humain, l'éducation des aveugles, ne lui inspire qu'une objection, et encore cette objection est-elle sans aucune force; car tout homme qui voit clair pourrait dire qu'il ne touche Diderot. 1718-1784. D'Alembert. 1717-1783. pas Dieu. Il poursuit en disant que la matière en s'assemblant forma une infinité d'êtres parmi lesquels les moins imparfaits survécurent; que les idées de vertu et de vice naquirent également du hasard, de manière que l'aveugle n'a pas le sentiment de la pudeur. Telles sont les thèses qu'il développe constamment dans ses ouvrages. Il comprit le grand mouvement qui s'opérait alors et le progrès qui s'ensuivrait, non partiellement, comme les autres l'entendaient, ou dans les lettres, ou dans les arts, ou dans la politique, ou dans la religion, mais dans toutes choses à la fois; et il se fit l'organe, le directeur, nous dirons presque la caricature de l'insurrection philosophique. Cette école ne publia rien qu'il n'y mît la main : il laissa son nom à la postérité, mais sans aucun ouvrage digne d'elle (1). D'Alembert avait bien autrement de mérite, et la modération était dans sa nature. Fils naturel de la célèbre marquise de Tencin, sa mère l'avait abandonné: elle voulut le reconnaître lorsqu'il fut devenu illustre; mais il s'y refusa avec un juste dédain; et plein de reconnaissance pour la pauvre vitrière qui l'avait ramassé sur le pavé de la rue, il continua à vivre auprès d'elle. Ayant succédé à Fontenelle en qualité de secrétaire de l'Académie, ses éloges accrurent sa réputation, bien qu'ils ne soient pas aussi spirituels que ceux de son prédécesseur et qu'on n'y trouve ni aisance ni élévation de style. Doué du génie des mathématiques, il chercha à les appliquer d'une manière utile, et à tirer parti de la théorie des infiniment petits. Il n'avait que vingt-six ans lorsqu'il publia son Traité de dynamique, où il posa le premier ce théorème fécond que dans le mouvement il y a, à chaque instant, égalité entre les changements de celui-ci et les forces qui l'ont produit; ce qui permit de résoudre une quantité de problèmes tant de pure géométrie que d'astronomie. D'Alembert aurait pu, avec tant de savoir et un esprit aussi droit, prendre place parmi les hommes supérieurs s'il ne se fùt mêlé de se faire le chef du parti philosophique. Circonspect dans ses entretiens privés, sobre d'érudition, d'un caractère timide, hésitant sur tout ce qui n'était pas mathéma (1) L'éloge le plus enthousiaste de Diderot se trouve dans l'Encyclopédie nouvelle. Nous croyons faire preuve de bonne foi en citant ceux qui écri vent dans un sens opposé au nôtre. tiques, il prenait avec le public un langage hardi, et débitait avec assurance les utopies dogmatiques imposées par la mode. Dans son Essai sur les gens de lettres, il retrace les turpitudes auxquelles s'abaissaient ceux qui recherchaient la familiarité des grands, et s'élève contre les niaiseries des épîtres dédicatoires. Il s'efforce, dans ses Éléments de philosophie, d'établir le raisonnement et la morale au moyen de démonstrations géométriques : « On ne doit pas, dit-il, considérer comme légitime l'usage de son superflu tant qu'il manque à un autre le nécessaire; et la portion légitime de la fortune d'un homme est celle qui s'est formée non avec le nécessaire des autres, mais avec leur superflu. » C'est fort bien; mais le mathématicien aurait dù dire ce que c'est que le superflu. Dans cet ouvrage il réduisit en système le matérialisme, qu'il avait déjà soutenu dans ses Lettres, et il ne dissimula pas, dans la Défense de l'abbé de Prades, qui avait comparé, dans une thèse publique, les miracles de Jésus-Christ à ceux d'Esculape, que combattre la religion c'était à ses yeux une chose sainte. Afin de remédier à l'inconvénient qui devait résulter pour L'Encyclol'Encyclopédie de la diversité des collaborateurs, on en confia la direction à d'Alembert et à Diderot, qui refondaient les articles pour soumettre cette compilation à une pensée philosophique: c'était de montrer à l'esprit humain ses conquêtes et de compléter son émancipation en traitant de chacune des sciences. Dans le but de donner une méthode à l'Encyclopédie, d'Alembert rédigea le discours préliminaire, qui est le meilleur morceau de cette œuvre médiocre; et, pour que l'homme pût s'enorgueillir du spectacle de ses propres forces, il y traça le tableau des connaissances humaines. Il en emprunta l'idée à Bacon, dont il reproduisit en conséquence les défauts quant à la disposition et à la généalogie. Si même il l'emporte sur lui en connaissances positives, quand il s'agit de montrer le progrès général dans les progrès partiels, il ne l'égale pas en imagination (1); il n'a pas non plus au même degré cette chaleur qui paraît indispensable à la persuasion, qui ne laisse pas seulement raisonner et discuter, mais qui fait admirer. pédie. (1) Bacon dira: « La chronologie et la géographie sont les deux yeux de P'histoire; » et d'Alembert : « La chronologie et la géographie sont les deux rejetons et les deux soutiens de l'histoire. » Disciple de Locke, il établit que l'hommene tire ses connaissances que des sens; mais il détruit ensuite ce principe en exceptant une loi morale intérieure (1): souvent même il insiste sur les vérités morales, qu'il ne croit pas moins certaines que les vérités géométriques. Si vous l'interrogez sur l'origine des sciences, il vous montrera les hommes se distribuant la tâche d'inventer, comme les encyclopédistes celle d'exposer. Après avoir, dans la première partie, considéré l'Encyclopédie comme une exposition de l'ordre et de l'enchaînement des connaissances, d'Alembert l'envisage comme un dictionnaire des principes généraux et des particularités les plus essentielles de chaque science et de chaque art. Il passe alors en revue les grandes conquêtes de ce demi-siècle, et jamais l'on n'avait vu un tableau philosophique d'une telle vigueur, et pourtant d'une intelligence si générale, noble sans déclamation, docte sans étalage de science. Il bronche toutefois dès le premier pas en ne prenant son point de départ que de la renaissance des lettres; et, après avoir décrit sous les plus sombres couleurs l'ignorance du moyen âge : « Il fallut, dit-il, pour rendre la lumière au genre humain une de ces révolutions qui donnent à la terre un aspect nouveau. L'empire grec est détruit; sa ruine fait refluer en Europe le peu de connaissances qui avaient survécu. L'invention de la presse, la protection des Médicis et de François Ier raniment les esprits, et la lumière renaît de toutes parts. » Nous avons accompli aujourd'hui de tels progrès que nous trouvons une objection presque à chacune de ses assertions. On éprouve néanmoins du plaisir à lire ce discours, qui expose largement la puissance intellectuelle de l'homme, et il affronte, à l'aide de ménagements prudents, des préjugés alors puissants. (1) « Rien n'est plus incontestable que l'existence de nos sensations. Ainsi, pour prouver qu'elles sont le principe de toutes nos connaissances, il suffit de démontrer qu'elles peuvent l'être : car, en bonne philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues est préférable à celle qui n'est appuyée que sur des hypothèses même ingénieuses. » Le premier axiome incontestable était réfuté par Hume: la vérité qui sert de con. clusion porte en elle-même la condamnation de tous les philosophes de cette époque et surtout de celui qui la proclame et qui ajoute : « Pour former les notions intellectuelles nous n'avons besoin que de réfléchir sur nos sensations... La première chose que nos sensations nous apprennent..., c'est notre existence. » Voilà deux hypothèses qui s'opposeut à ce qu'il appelle « l'esprit philosophique » de son temps, « qui veut tout voir et ne rien supposer. >>> Combien ne dut-il pas plaire davantage alors! combien ne dutil pas flatter la manie universelle de tout savoir et de savoir facilement! Il aurait été possible, en modérant l'exubérance désordonnée de Diderot avec la méthode de d'Alembert, de mettre de l'accord dans la variété riche et indisciplinée des talents secondaires enrolés dans ce grand travail; mais d'Alembert se retira bientôt, et son collègue continua pendant vingt-cinq ans à diriger cette machine, où les arts, les sciences, le sentiment se trouvaient convertis en armes de guerre à l'usage de la philosophie. Diderot se réserva de revoir tous les articles, et de rédiger tout ce qui se rapportait aux arts et métiers, attendu qu'il voulut faire à la technologie une part d'autant plus grande qu'on en faisait moins de cas: il dut employer beaucoup de soins, se donner beaucoup de peines, n'ayant guère de précédents pour le guider. Habile à comprendre la capacité de ses collaborateurs mieux qu'ils ne savaient le faire eux-mêmes; possédant des notions peu profondes, mais universelles; joignant à l'opiniâtreté du travail la facilité de style, qu'il avait acquise dans ses premiers temps de pénurie; bienveillant envers quiconque voulait le flatter et ne dédaignant pas de concourir à des ouvrages de pacotille, pourvu qu'ils vinssent en aide à la cause qu'il servait avec passion, Diderot était un excellent chef d'ouvriers subalternes, manœuvres de la destruction. II possédait l'art d'analyser les moindres choses, un métier à bas ou une idée métaphysique, et de s'inspirer des livres, des ouvrages d'autrui; il en tirait des pages brillantes; il ne se faisait pas d'ailleurs scrupule de les altérer et de faire professer l'hérésie à un Père de l'Église (1). Il rédigea jusqu'à neuf cent quatre-vingtdix articles sur toutes les matières. Il n'avait donc le temps ni de lire ni de méditer. Quelque fait qui se présentât à lui, il inventait une théorie pour l'expliquer; et, donnant dans le sensualisme anglais, il associait, surtout en politique et en morale, la réalité et les songes, le cynisme et la noblesse, l'incrédulité et le mysticisme. Il se vantait d'avoir « l'univers pour école, le genre humain pour pupille. >> (1) En citant à l'article Feuilles un passage de Bossuet, on trouve partout les mots Nature et lois générales substitués à Dieu et à Providence; de telle sorte que celui-là même qu'il combattait paraît appartenir à la secte philosophique. |