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Smith opposait ces théortes aux physiocrates, sans prendre leur ton dogmatique, mais simplement et en tirant ses exemples des objets les plus usuels. S'il ne fut pas toujours exact dans ses conséquences, si en combattant des erreurs enracinées il tomba quelquefois dans l'excès opposé, s'il n'apprécia pas à sa juste valeur l'importance de la terre et des capitaux, s'il ne fournit pas la théorie la plus exacte des machines, si, épris des valeurs échangeables, il ne songea pas aux valeurs morales, qui sont la gloire, l'ornement des nations, et s'il négligea les médecins, les avocats, les prêtres, les magistrats, sans s'apercevoir que le talent est un capital accumulé, il faut le lui pardonner en considération des difficultés qu'il rencontra et de l'inexpérience qu'avaient montrée ses prédécesseurs. Il se laissait surtout fourvoyer par la philosophie écossaise, qui cherchait à suppléer par la méthode au défaut de principes, et à combler par l'expérience le vide laissé par le sensualisme de Locke.

En outre, ni Smith ni ses disciples ne considérèrent, dans la libre création des richesses, si elles tournent ou non au détriment des pauvres; mais l'Angleterre, qui appliqua si largement sa doctrine de la concurrence universelle, se trouve accablée sous la masse de ses prolétaires indigents. Depuis qu'à cette avidité de l'intérêt privé est venue s'ajouter la puissance énorme des machines à vapeur, on n'en a que plus révoqué en doute le mérite de ce mode de création de la richesse, qui, sans frein de justice ni de morale, plonge dans la misère une multitude de gens, tandis que les richesses ont besoin pour être telles de se trouver également réparties entre tous les producteurs. Heureusement la position de l'Angleterre, sur laquelle Smith a fondé ses doctrines, ne sera jamais celle de toute l'Europe. Non, l'homme n'est pas destiné à ce travail solitaire, à cette hostilité de la paix; et nous avons la confiance que l'association sera substituée un jour à la concurrence.

Les doctrines de Smith pénétrèrent rapidement dans la pratique, firent tomber beaucoup d'entraves, donnèrent une meilleure idée des colonies, réveillèrent le crédit public et réduisirent les balances de commerce et les systèmes restrictifs, non moins que les théories des physiocrates, à n'être que des erreurs historiques. Elles avaient pourtant avant lui déjà profité à la France par des méthodes libérales, par le goût de l'innovation dans l'intérêt des classes pauvres. Une nation sympathique ne pouvait, ainsi que Smith, concevoir sa mission exclusivement comme un marchand, à qui il suffit de réaliser un gros bénéfice. Elle voulait faire disparaître les restes de la féodalité, et aspirait à un avenir meilleur sous bien d'autres rapports.

En effet, la question pendante entre l'agriculture et l'industrie embrasse tous les éléments de la vie sociale; et comme le commerce demande justice, sécurité, liberté, on réclama en son nom de nouveaux codes, l'égalité des droits, l'abolition des entraves de douanes, de mainmorte, de fidéicommis. Les écrits des philosophes furent remplis de ces réclamations. Les esprits faibles seuls, à la vue des abus, se dégoûtent des principes, et renient l'impulsion générale qu'ils ont donnée, parce qu'ils ont été mal appliqués. Tout en désapprouvant comme nous l'avons fait l'esprit de critique inconsidéré du dix-huitième siècle, nous n'en proclamerons pas moins les immenses avantages qui en résultèrent; ce ne fut point en inventant, mais en répétant et en popularisant les idées d'amélioration qu'il renversa les obstacles qui s'opposaient au bien. Si d'Anteuil, d'Holbach, Grimm, Galiani et d'autres encore étaient des épicuriens qui ne songeaient qu'à jouir; si Rousseau et Helvétius condamnèrent la société comme une immense injustice organisée par la force et la ruse, ce qui leur faisait répudier un luxe qui asservit, une science qui agite, un ordre qui opprime, et chercher le bonheur chez les sauvages, la plupart des autres professaient l'amour de l'humanité : ils faisaient la guerre à l'ancienne religion, mais pour y substituer la philanthropie; et, soutenant que l'homme est bon ou mauvais non par nature, mais par l'éducation ou par les gouvernements, ils s'appliquaient à corriger l'une, à améliorer les autres. C'est ici qu'apparaît réellement la partie poétique de ce rationalisme, un désir universel du mieux, le pressentiment d'un avenir plus heureux pour le plus grand nombre, la volonté d'y arriver par les arts et par les sciences, surtout par la raison, qui se trouva substituée à tout et divinisée.

En conséquence, la réforme s'introduisit dans toutes les parties de l'éducation; les mères rendirent le sein à leurs enfants, l'instruction s'affranchit du pédantisme, la simplicité succéda à l'étiquette; les doctrines des physiocrates firent honte aux cours de leur luxe, de leurs dépenses, et avec ces doctrines s'introduisit dans le gouvernement plus d'économie, de probité, de sévérité.

T. XVII.

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Les lois étaient un assemblage de droit romain, barbare, féodal, communal; on ne comptait pas en France, dit-on, moins de cinq cent quarante coutumes, de telle sorte qu'on avait raison dans une province, et tort dans une autre. La discordance originaire de principes mettait en lutte le fise et la jurisprudence, la juridiction ecclésiastique et la juridiction séculière; puis dans le doute on avait recours à la loi écrite sans jamais remonter à un droit général, supérieur aux statuts particuliers. Les propriétés étaient liées par les mainmortes et pår des restes de servitude personnelle, qui empêchaient même de tester. L'industrie était asservie par les corporations, qui de sociétés d'assistance mutuelle s'étaient converties en entraves pour tous (1).

Les gouvernements étaient parvenus à centraliser les divers éléments qui constituent la puissance publique et à enlever aux particuliers les pouvoirs de la souverainete. A l'autorité suprême était attribué le droit de repousser les agressions extérieures, de maintenir la paix au dedans, de rendre la justice au civil et au criminel, de conserver le domaine public, d'administrer le domaine utile de l'État, de diriger les provinces et les communes dans leur administration privée, selon que le réclamait leur expérience. Mais, au lieu de sònger que l'autorité la meilleure est celle qui se fait le moins sentir, elle prétendit souvent administrer toutes les affaires de la société, intervenir dans chacun des actes de la vie, dans les arrangements domestiques, dans les successions, dans les conventions volontaires entre particuliers, et attirer à elle ce que les parties confiaient auparavant à l'habileté pratique des notaires.

L'Europe sentait surtout les défauts et les abus du pouvoir judiciaire. Les procédures secrètes, l'instruction inquisitoriale, à l'aide de laquelle le juge peut faire dire ce qu'il veut à l'accusé et aux témoins intimidés ou ignorants, continuaient de subsister;

(1) Lorsqu'il y avait spectacle gratis à l'occasion de l'accouchement de la reine, les charbonniers avaient le droit d'occuper la loge du roi; les marchandes de poisson celle de la reine. Quand Marie-Antoinette donna le jour au dauphin, tous les corps de métiers së rendirent à Versailles avec leurs symboles. Les ramoneurs portaient une cheminée dorée, d'où sortait le plus petit d'entre eux; les porteurs de chaises, un de ces véhicules fout brillant d'or, dans lequel on voyait une nourrice avec son petit dauphin; les bouchers conduisaient le bœuf gras; les cordonniers venaient avec une petite paire de bottes pour le nouveau-né, les tailleurs avec un uniforme de son régiment à sa mesure; on vit arriver jusqu'aux croque-morts avec leurs insignes.

on condamnait encore par contumace, et l'on appliquait la confiscation, la plus injuste de toutes les peines; on refusait des défenseurs pour des crimes qui pouvaient conduire à l'échafaud, tandis qu'on en accordait un pour des affaires de quelques sous. Si sur dix juges six se prononçaient pour la peine de mort, elle était appliquée. On arrachait encore des aveux par la torture, peine, disaient les philosophes, que n'endura jamais aucun citoyen dans Rome ni dans la Grèce. Nous ne parlons pas des crimes d'État, où l'excès du châtiment parut toujours excusable, non plus que des punitions infligées aux blasphémateurs et des procès révoltants.

C'est un fait observé que les tribunaux inclinent à la rigueur et à l'aggravation des peines au delà de l'intention du législateur, comme s'ils mettaient une sorte d'amour-propre à découvrir et à châtier les coupables. Le parlement de Paris s'obstina, pendant tout le règne de Charles V, à refuser un confesseur aux condamnés à mort malgré un ordre du roi et une bulle du pape. Quand Louis XVI ordonna, en 1778, qu'il y eût un intervalle entre la sentence et l'exécution capitale, le parlement résista à cet ordre, en y opposant des sophismes hypocrites. Le garde des sceaux Armenonville, apercevant les conséquences de la terrible déclaration qui punissait de mort toute sorte de vol, recommanda de ne pas appliquer une peine disproportionnée; mais les magistrats préférèrent s'en tenir à la légalité, pour avoir l'occasion de l'infliger.

Lors même qu'un bon code eût existé, qu'elles atteintes n'aurait-il pas reçues des lettres de cachet, à l'aide desquelles le roi faisait emprisonner ou reléguer au loin qui lui plaisait? D'un autre côté les fermiers des finances voulaient avoir à leur disposition des sbires et des cachots, pour les aider à recouvrer les impôts et à châtier les contrevenants; ils suspendaient la justice quand ils ne l'égaraient pas.

D'autres actes arbitraires résultaient des lois religieuses, dont la rigueur paraissait d'autant plus grande qu'elle contrastait avec l'immoralité de la cour. Il y avait en 1746, dans les prisons ou aux galères, deux cents protestants condamnés par le parlement de Grenoble pour avoir exercé leur culte. En 1762, celui de Toulouse condamna un ministre à la peine de mort.

Plusieurs procès célèbres mirent en évidence les vices des lois criminelles : ceux de Calas et de Fabre, dont nous avons déjà parlé; celui de La Barre, jeune étourdi, qui fut envoyé au supplice sur le soupçon d'avoir brisé un crucifix; celui de Lally, administrateur de l'Inde française.

Les philosophes s'emparèrent de ces faits comme d'autant de thèmes à déclamation; les arts firent appel à l'indignation et à la pitié en les reproduisant dans des dessins, dans des romans, dans des drames. Morellet trouve en Italie le Directorium inquisitorum, et en donne une traduction; il traduit le livre des Délits et des peines par Beccaria, et l'on en répand sept éditions dans une année. Voltaire se fait bénir des opprimés, dont il se constitue le protecteur.

Ce n'était plus le temps où la chose publique était un mystère, où il suffisait d'en parler pour être disgracié, comme Fénelon et Racine: les sciences politiques s'affranchissaient; les pratiques de l'administration étaient assimilées aux autres parties des connaissances humaines; la prospérité publique était devenue le sujet des études et des entretiens du beau monde, comme si, ne croyant plus à la vie future, on eût cherché à accroître les jouissances et à diminuer les maux de la vie présente. Il sembla que les cours elles-mêmes fussent devenues philosophes. Turgot et Malesherbes, disciples de l'Encyclopédie, furent appelés au ministère; en France et ailleurs les princes mettaient leurs lois et leurs règlements en harmonie avec les idées des écrivains; mais la société était plus avancée qu'eux encore, et, dépassant la sphère politique, demandait une réforme complète.

Toutefois les philosophes eux-mêmes, si hardis qu'ils fussent dans leurs théories, croyaient que le changement ne pouvait venir que du trône; c'est du prince qu'ils l'invoquaient, et ils espéraient en conséquence que le progrès s'effectuerait tranquillement. Dans cette attente, beaucoup se mirent à l'œuvre pour instruire et améliorer le peuple, faire prospérer l'agriculture, étudier les maladies des bestiaux, introduire des plantes étrangères.

Ce Malesherbes que nous venons de nommer et qui devait plus tard se faire le défenseur d'un roi destiné à l'échafaud avait débuté en 1756 par combattre la multiplicité et la rigueur des impôts. Sept ans après il rédigeait cinq mémoires sur la législation de la presse; et en même temps il enrichissait les jardins et les bois d'espèces nouvelles.

La première société économique fut instituée à Zurich en 1747. Une société d'agriculture fut fondée à Paris en 1761, et

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