gnole, et séquestrer toutes marchandises de contrebande ou autres destinées aux colonies de l'Espagne ou qui en seraient exportées. Les Anglais jetèrent les hauts cris et demandèrent la guerre ; et quoique le ministre Walpole cherchât à l'éviter, elle éclata avec l'impétuosité d'un mouvement national. Des bruits absurdes couraient sur les cruautés dont se rendaient coupables les croiseurs espagnols; et le roi ainsi que ses ministres feignirent d'y croire. Pope finit sa carrière et Johnson commença la sienne en appelant le pays aux armes; Glover fit entendre des chants belliqueux; la populace s'assembla en tumulte et se livra à de violentes manifestations, tandis que le prince de Galles, se mêlant à la tourbe exaltée, buvait et vociférait avec elle. Des ordres furent aussitôt envoyés aux escadres anglaises d'exercer des représailles contre les bâtiments du roi d'Espagne; et comme elles avaient déjà pris l'offensive lorsque la guerre fut déclarée publiquement, elles firent aussitôt des prises, et occupèrent PortoBello. Cependant la Grande-Bretagne resta isolée dans ce contlit, que l'Europe regardait comme injuste. Les hostilités n'en continuèrent pas moins pendant la guerre de la succession d'Autriche, et elles ne finirent point à la paix d'Aix-la-Chapelle. Enfin il fut stipulé, par le traité de Madrid, que la Grande-Bretagne renoncerait à l'assiento moyennant cent mille livres sterling, que l'Espagne payerait à la compagnie anglaise; mais le droit de visite ne fut pas supprimé. CHAPITRE II. LA FRANCE. LA RÉGENCE. Portons maintenant nos regards vers la France, et voyons quels étaient les compétiteurs de Philippe V et d'Albéroni. Louis XIV avait porté au comble l'unité de son gouvernement, mais sans lui donner une base solide, attendu qu'il la faisait dépendre entièrement de la volonté du roi, après avoir détruit tout ce que les anciennes institutions auraient pu y apporter d'obstacles. Rien ne protégeait donc cette centralisation ni contre l'action légitime du peuple ni contre l'œuvre du temps. En effet, ces deux forces sapèrent ce pompeux édifice; et il T. XVII. 2 1 en résulta une époque sans dignité, où tout fut dirigé par l'intrigue et la faveur, roi, ministres, généraux, gouvernement, et où la politique changea avec les maîtresses. Louis XIV laissait un petit-fils, âgé de cinq ans et demi, sous la tutelle de Philippe, duc d'Orléans, chargé de protéger ce berceau resté au milieu de tant de cercueils. Le due réunit le parlement, qui, pressé de protester contre son propre anéantissement en insultant mort le lion devant lequel il avait tremblé vivant, cassa le testament injurieux par lequel Louis XIV posait des limites à l'autorité du tuteur et grandissait celle du duc du Maine, l'un de ses bâtards légitimés; le parlement établit, comme septième loi fondamentale du royaume, que, pendant les minorités, le prince du sang le plus proche serait régent de droit (1). Le parlement, caressé par le régent, se hâta de profiter de l'occasion d'un règne nouveau et vacillant pour recouvrer le droit de remontrances, que lui avait enlevé le grand roi. Il rappela ceux qui avaient été bannis en vertu de la bulle Unigenitus, et songea à rétablir aussi les huguenots dans leurs droits; puis il rabaissa les princes légitimés en les déclarant inhabiles à succéder. Il instruisait ainsi la nation à désobéir et à ne plus croire à l'infaillibilité des rois. Le régent paraissait, de son coté, vouloir agir en tout à l'opposé de Louis XIV. Il fit imprimer le Télémaque, et lui emprunta les phrases dont se composait son premier discours. Il ouvrit au public sa bibliothèque particulière, fit faire le procès aux agioteurs et aux financiers, paya les soldats, diminua les dépenses, modéra les impôts, mit en liberté les jansénistes, et institua, au lieu des secrétaires d'État du règne précédent, divers conseils qui devaient discuter les affaires avant de les (1) LEMONTEY, Hist. de la régence et de la minorité de Louis XV. -VOLTAIRE, Précis du siècle de Louis XV. - CAPEFIGUE, Philippe d'Orléans. Voyez en outre divers mémoires, parmi lesquels ceux du maréchal de Riche. lieu, publiés par Soulavie, sont une source de renseignements très-riches sur la cour de Louis XV. Ce bas intrigant gagna tellement la confiance du maréchal que celui-ci lui livra toute sa correspondance et lui fournit tous les éclaircissements qu'il lui demanda. Soulavie répéta avec impudence ses récits, où se fait remarquer un penchant cynique à dénigrer la vertu et à révéler les plus grandes turpitudes. LACRETELLE a écrit l'histoire du dix-huitième siècle et de la révolution française, ouvrage où il a cherché à donner à l'histoire moderne ce mouvement de narration dont les anciens nous ont laissé des exemples inimitables. présenter au conseil de régence. Ces actes, inspirés par la haine ou par la politique, furent applaudis, parce que Louis XIV était haï. L'unité despotique de son gouvernement parut détruite par la création des conseils; mais on vit à l'épreuve qu'ils constituaient en réalité soixante-dix oppresseurs cherchant tous à se donner de l'importance malgré leur ignorance des applications et des détails. Le duc d'Orléans finit en conséquence par les dissoudre. Il employa beaucoup le duc de Saint-Simon, dont les Mémoires sont un véritable trésor. Janséniste ardent, mal avec les princes légitimés, zélé partisan des priviléges de naissance, il poussa le régent à rappeler au ministère la noblesse, qui en semblait exclue depuis Mazarin, et à rabaisser les littérateurs ainsi que les avocats. Mais la noblesse s'était accoutumée à mettre sa dignité dans les chaînes dorées de la cour. Philippe d'Orléans, né d'un père que Louis XIV avait d'abord tenu dans l'ignorance, puis éloigné des affaires, était doué d'une intelligence rare, d'une bonté et d'une justice naturelle. La nature lui avait donné les plus heureuses qualités pour faire le bien. Louis XIV, qui l'avait forcé d'épouser une de ses filles naturelles, le tint constamment dans l'inaction; et s'il lui permit de montrer sa valeur et son intelligence dans la guerre de la succession espagnole, il en prit bientôt ombrage, et fut sur le point de le mettre en accusation, comme coupable d'avoir aspiré à la couronne d'Espagne. Le régent. Quarante années passées sans chance probable de régner le mirent à même de connaître les hommes et les choses plus qu'il n'est donné d'ordinaire aux princes nés sur le trône. Il était instruit, et, discoureur agréable, sa mémoire lui fournissait toujours à propos des histoires et des anecdotes pour récréer les conversations; juste et exact dans les choses positives, il n'avait ni prétention ni arrogance; son désir eût été plutôt de commander les armées que de gouverner le royaume. II lisait avec rapidité, et retenait ce qu'il avait lu; mais il lui était impossible de s'arrêter longtemps sur une même chose, et il avait plus d'aptitude à deviner les affaires qu'à les étudier. Malheureusement il avait été élevé par l'abbé Dubois, fils d'un apothicaire de Brives, qui lui enseigna à considérer la morale comme un préjugé vulgaire et la religion comme une invention humaine. Sous cette malfaisante influence et aussi par dépit de la bigoterie du vieux roi, il se jeta dans un libertinage effronté, et il embrassa systématiquement ce que la corruption d'alors avait de pire. Entouré d'une bande de débauchés de qualité, il renouvelait avec eux tout ce que les satires de l'antiquité rappellent de dégoûtant. Des femmes belles, gracieuses, remplies d'esprit prenaient part à des orgies où tout sentiment de religion et de piété domestique était foulé aux pieds. Là Philippe, pour mieux oublier son rang de prince, oubliait sa dignité d'homme. Il tenait encore plus à faire parade de débauches qu'à s'y livrer, ce qui lui en faisait inventer d'extravagantes. Les jours les plus saints étaient ceux qu'il choisissait pour faire les parties les plus scandaleuses et pour y réunir les personnes les plus diffamées. La duchesse de Berry, sa fille, poussa avec son père l'oubli de toutes convenances au point d'éveiller des soupçons d'inceste. Dans sa manie de nouveautés, le duc d'Orléans se prit de goût pour la peinture: il y travailla lui-même, et forma des collections précieuses. D'autres fois il se livrait à la chimie, dont il s'ingéniait à surprendre des secrets. Après avoir cherché à se persuader, par ses lectures et par ses discours, que Dieu n'existe pas, il lui prenait fantaisie de voir le diable et de le faire parler, et il passait des nuits entières dans les souterrains à faire des évocations; il interrogeait l'avenir dans un verre; tout cela par amour de l'étrangeté et du changement. Néanmoins il ne se laissait pas dominer par ses maîtresses. Quand madame de Tencin voulut mêler aux plaisirs des conseils de politique, elle n'en obtint qu'une réponse cynique. Il laissa parler la belle madame de Sabran; puis, l'ayant menée devant une glace, il lui dit: Croyez-vous qu'avec un visage pareil on puisse parler d'affaires si tristes et si sérieuses? Ce fut elle qui, dans un souper, dit ces mots devenus célèbres: Dieu, après avoir créé l'homme, prit un reste de fange pour en former l'âme des princes et des valets. L'exemple du chef de l'État fit que le dérèglement devint à la mode. Les moins passionnés même s'en donnaient l'air, et il se glissa dans la société un libertinage apprêté et systématique, où la vanité avait plus de part que les sens. Dubois, le complice de ces excès, montait en faveur; payé à la fois par la France et par ses ennemis (1), il accumulait les emplois et les pensions. Cynique, méprisé et repoussant de manières, il osa demander l'archevêché de Cambrai, auquel se rattachait le titre de prince d'Empire et, qui plus est, le souvenir de Fénelon; et il l'obtint. Le régent lui demanda : Où trouveras-tu l'infâme qui consentira à te consacrer? Et pourtant la France dépensa, dit-on, huit millions pour obtenir à ce misérable le chapeau de cardinal, quand le pape, qui le lui accorda, aurait dû plutôt le chasser du sanctuaire. (1) Dubois, d'après les calculs de Saint-Simon, avait plus d'un million et demi de revenu, savoir: En bénéfices. 324,000 fr. Le chancelier d'Aguesseau, élève de Port-Royal, aussi pauvre de génie que riche de vertus et de talents, moins toutefois l'habileté politique et l'énergie civile, s'opposa à l'admission de Dubois dans le conseil royal en qualité de cardinal, ce qui le fit exiler. Les dues se retirèrent aussi comme lésés dans leurs droits. Il en résulta donc que Dubois resta premier ministre, chargé de toutes les affaires, dont le régent ne demandait pas pas mieux que de se débarrasser (1). Ce prince, placé entre une gloire éblouissante et de grands revers, a été jugé peut-être avec une sévérité excessive, et dénigré au delà de ce qu'il méritait: personne ne saurait nier toutefois que son gouvernement n'ait été signalé par des désordres déplorables. Les finances se trouvaient épuisées à tel point qu'il manquait chaque année 77 millions pour faire face aux dépenses courantes, ce qui accumula une dette de 2 milliards 62 millions, équivalant à 33 milliards 786 millions d'aujourd'hui. Saint-Simon proposait une banqueroute; mais l'on n'osa la déclarer ouvertement (2), et l'on eut recours à un palliatif, en procédant à une révision qui réduisit la dette à 1,635 inillions. Tous les billets furent ramenés à un seui et même taux. La monnaie fut refondue à un cinquième de valeur en plus; puis on établit, pour juger les prévarications, les concussions, les malversations des fermiers de l'État, une chambre ardente qui prononça contre eux des i (1) Voyez LEMONTEY, II, 97. (2) « A notre avénement à la couronne, il n'y avait pas les moindres fonds... Au milieu d'une situation si violente, nous n'avons pas laissé de rejeter la proposition qui nous a été faite de ne point reconnaître des engagements que nous n'avions pas conctractés. » Déclaration royale du 7 décembre 1717. C'est le plus beau commentaire du règne du grand roi. Après sa mort, on liquida une dette de 2,062,138,000, portant intérêt de 89,143,153. |