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Or, ils furent portés à 70, puis à 100 millions et jusqu'à un milliard. Le dividende s'éleva, en 1720, à quarante pour cent, et les actions haussèrent jusqu'à la valeur de 18 et 20,000 li

vres.

On prêtait des fonds à l'heure à un taux d'usure exorbitant, et cependant les agioteurs y trouvaient de grands bénéfices. L'un d'eux, à qui l'on avait remis des billets pour les vendre, fut deux jours sans reparaître, et l'on croyait qu'il les avait volés, on le vit revenir tout à coup et les restituer exactement; mais dans cet intervalle il avait gagné un million à son profit. Des fortunes énormes s'improvisèrent de cette manière : une aristocratie nouvelle s'éleva, et plus d'un parvenu monta dans le carrosse qu'il avait naguère conduit; la morale publique fut ébranlée par ces brusques changements de fortune, qui contribuèrent à éloigner beaucoup de gens des voies lentes et tranquilles d'un travail journalier.

Cefut ainsi qu'une institution très-utile se corrompit. Ces rapports de la banque royale avec la compagnie des Indes introduisirent dans le public un agiotage effréné; le régent voulut en faire une machine financière qui pût servir docilement à ses besoins, au lieu de lui laisser l'indépendance d'une institution commerciale. Law dut marcher d'accord avec le gouvernement dans une voie de concessions réciproques, de priviléges momentanés, d'expédients ruineux, sans considérer l'avenir. La défense de faire des payements en argent au delà de six cents livres obligea tout le monde d'avoir des billets; la poste ne transporta plus de numéraire; enfin il fut défendu d'avoir chez soi plus de six cents livres effectives soit en or, soit en argent, à l'exception des orfévres. Ainsi une banque instituée pour activer la circulation du numéraire finit par interdire l'or et l'argent, et par altérer les monnaies. Elle devait favoriser la liberté, et chaque maison fut remplie d'espions pour dénoncer quiconque gardait de l'argent comptant. Law, qui avait proclamé que le crédit n'existe qu'à la condition d'être libre, ne cessait de solliciter des ordres pour le rendre obligatoire.

Il avait trop compté sur la mode, toute-puissante en France, mais qui passe vite. On se mit à calculer que tout ce qu'il y avait de métaux précieux en France ne suffirait pas, à beaucoup près, pour remboursser la masse des billets et des actions. On chercha donc à les réaliser en argent, ou plutôt en bijoux, en argenterie, en tout ce qui avait une valeur depuis que le numéraire avait disparu. Cela fit tout renchérir d'une façon extraordinaire, et fournit à d'autres un nouveau moyen de s'enrichir. Le duc de Noailles, qui s'était opposé à l'établissement de la banque, avait été congédié, et remplacé par le comte d'Argenson, qui d'abord avait cherché à remédier au mal par un contre-système que le régent repoussa; mais alors, surpris par une ruine imminente, il ne voyait d'autre ressource que la banqueroute. C'en fut une véritable que d'assimiler les billets de banque aux actions de la compagnie, c'est-à-dire des valeurs véritables à des valeurs imaginaires, un capital de dix mille livres à une action nominale de cinq cents. Alors commença une série d'édits désastreux, qui ruinèrent de plus en plus le crédit. Déjà les billets avaient perdu quatre-vingtcinq pour cent. Vingt mille familles se trouvèrent réduites à la misère pour enrichir un petit nombre de fripons; et le peuple se trouva dans l'impossibilité de se procurer du pain, les mains pleines de ces symboles menteurs d'une richesse anéantie. Ce songe si brillant était suivi d'un déplorable réveil.

Law fut destitué, il fallut lui donner des gardes pour le défendre contre la fureur du peuple. C'était un bel homme, doué de connaissances variées, généreux et même désintéressé, selon quelques-uns. Lorsqu'il fut appelé à rendre ses comptes, tous s'attendaient à une énorme confusion; mais il les présenta au contraire avec un ordre admirable, grâce à la tenue des écritures en partie double, qu'il avait apprise des Italiens, et que repoussait l'intérêt des financiers. Ses erreurs étaient celles de son temps. Le parlement d'Angleterre avait adopté, en 1720, le bill qui attribuait à la compagnie du Sud le commerce de contrebande avec les colonies espagnoles de l'Amérique méridionale, et l'on faisait dans le Change alley autant de folies que dans la rue Quincampoix, attendu que chacun se repaissait de ces spéculations hardies, que l'on appelait des bulles de savon (Bubbes). Enfin Law s'enfuit, non sans peine, avec deux mille louis; il paraît qu'il était venu en France extrêmement riche. L'Angleterre n'osa le récompenser d'avoir ruiné sa rivale. Accueilli à Venise, il vit de loin la régence ruiner en France le crédit, qui faisait la force de l'Angleterre, et pressurer par des moyens désastreux ceux qui s'étaient enrichis, sans parvenir à remplir le trésor. Il fut appelé un moment à Trieste par l'empereur, pour indiquer les moyens de faire prospérer le commerce dans le Levant. S'il se fût tenu aux doctrines fort sages exposées dans ses Considérations sur le numéraire, il aurait fait de la France la première puissance financière. Il créa la valeur industrielle en trouvant un emploi pour les petits capitaux et en admettant les travailleurs aux priviléges de la propriété. Cependant la mémoire de cet homme, qui mérite un rang élevé dans l'histoire de l'économie publique, est restée en opprobre.

Les effets cependant furent peut-être moins mauvais que leurs causes: les classes et les partis se mêlèrent sur le terrain de l'agiotage; on y déposa maints préjugés féodaux; la richesse se détacha de la terre pour être employée dans l'industrie, ce qui fit fleurir les manufactures; la propriété commença à se morceler, et les nouveaux possesseurs cultivèrent le sol avec plus d'ardeur et avec la facilité que leur procurèrent les capitaux; l'esprit d'entreprise se manifesta; on apprit à connaître la puissance de l'association. Cet état de choses se fit particulièrement ressentir dans les provinces de l'intérieur de la France, où la civilisation était en retard, où l'argent était auparavant sans valeur, les produits du sol sans débouchés, le commerce nul, la perception des impôts difficile.

Le besoin de plaisirs, d'émulation, d'industrie secoua l'engourdissement général : le luxe s'accrut, les propriétaires dégrevèrent leurs biens d'hypothèques, de nouveaux édifices s'élevèrent, et l'on reconnut que de grandes entreprises pouvaient s'accomplir par la réunion de petits capitaux. La librairie entre autres, qui jusqu'alors avait langui en France, prit tout à coup l'essor, et put, au moyen de souscriptions, publier des ouvrages pour lesquels un éditeur aurait été hors d'état d'avancer seul des fonds suffisants, et l'acheteur d'en payer le prix en une seule fois. Alors aussi on étudia davantage la science des richesses. Il s'était formé, pendant la durée du système, des financiers et des banquiers habiles, comme les frères Duverney et Samuel Bernard, que l'on comptera peut-être un jour parmi les grands novateurs. Mais en même temps que les particuliers y avaient puisé généralement la soif des jouissances, la hardiesse dans les entreprises, le goût du commerce, le gouvernement en conçut de la défiance et du mépris pour l'opinion publique; d'où il résulta qu'ils commencèrent à marcher en sens inverse.

C'étaient des fruits que le temps devait mûrir; en attendant, la dette de la France se trouvait portée à deux milliards quatre

Peste de Marseille.

cents millions; le mécontentement s'était accru, et la position du régent était de plus en plus difficile. Les princes légitimés épiaient toutes les occasions de lui nuire, ne fût-ce que dans sa réputation, et soufflaient partout la discorde. Les Bretons, croyant leurs priviléges violés, prirent les armes dans l'intention de former une confédération dans le genre de celle de Pologne, et il fallut recourir aux supplices pour les faire rentrer dans le devoir. Ce fut alors que Philippe V, ou plutôt Albéroni et la duchesse du Maine, qui les avaient poussés à la révolte, ourdirent la conspiration de Cellamare, dont nous avons déjà fait mention. Le duc d'Orléans pardonna aux coupables plutôt par insensibilité que par générosité, et il voulut ne voir qu'une intrigue là où d'autres apercevaient une machination. Il ne chercha pas même à connaître les noms des conjurés.

A tous les autres maux de la régence vint s'ajouter la peste qui éclata à Marseille. Absorbé qu'on était dans les brillantes illusions de Law, on ne fit pas attention aux menaces et aux premiers symptômes du mal. Le chancelier d'Aguesseau disait : Le bien public exige que l'on persuade au peuple que la peste n'est pas contagieuse, et que le ministère se conduise comme s'il en était convaincu. Quelques-uns des médecins envoyés pour observer le fléau soutinrent qu'il ne venait pas de la Syrie, et qu'il se développait par des causes naturelles. La seule contagion (disaient-ils) est la peur: cessez de craindre pour vousmême, assistez les autres, et vous serez en sûreté. Le fait est que la maladie éclata avec une force si terrible qu'elle enleva jusqu'à mille personnes par jour; et le manque de vivres ajoutait encore aux ravages qu'elle causait. La charité se signala au milieu de ces horreurs : le pape envoya trois mille charges de grains, mais le ministre de France à Rome, voyant là un reproche contre la négligence du régent et de Dubois, fit tout ce qu'il put pour qu'elles n'arrivassent pas. Le bâtiment qui les portait, ayant mis à la voile, fut capturé par un corsaire barbaresque, qui le relâcha lorsqu'il fut informé de sa destination. L'évêque de Belzunce rivalisa de zèle avec saint Charles Borromée; le chevalier Roze ensevelit lui-même les cadavres pour en inspirer le courage aux autres. Le jésuite Millet, réunissant au soin des âmes des fonctions civiles, y fut envoyé comme commissaire de la santé. Le peintre Serres assista les malades, dont il représentait les cruelles misères.

Vingt-six religieux franciscains, dix-huit jésuites et quarantetrois capucins, sur cinquante-cinq qui étaient accourus, périrent victimes de leur zèle charitable. Mais à côté des prodiges de vertu se signalaient tous les excès de la lubricité; la prostitution marchait tête levée, et les mariages lui ressemblaient, tant le veuvage était court. La peste n'avait pas apaisé les haines théologiques; et plus d'un prêtre, la bulle Unigenitus à la main, refusait l'absolution aux dissidents. Mais on vit les pères de l'Oratoire porter le viatique et des consolations à tous malgré l'interdiction que cette conduite leur fit encourir. Les moines de Saint-Victor seuls restèrent enfermés, ce qui les préserva et les déshonora. Belzunce, accusé de jansénisme (1), n'eut pas le chapeau de cardinal, qui parait le front de l'obscène Dubois.

Il est à remarquer qu'aucun chef ecclésiastique, civil ou militaire ne périt. Les précautions qu'on avait négligées pour s'opposer à l'introduction du mal furent multipliées pour l'empêcher de s'étendre, et l'on y parvint. Cinq ans après, Marseille comptait la même population qu'en 1719 : ceux que la peur avait fait fuir étaient revenus, disposés à blâmer tout ce qui avait été fait, et à calomnier les hommes généreux qui étaient restés dans la ville.

Cependant Louis XV grandissait au milieu des soupçons et des appréhensions sous la direction peu sévère de l'évêque de Fleury, en qui il avait mis toute son affection et sa confiance. Lorsqu'il eut été déclaré majeur, le duc d'Orléans laissa le pouvoir pour se livrer tout entier aux jouissances; Dubois garda le ministère jusqu'au moment où la mort vint le surprendre; il ne voulut pas recevoir les sacrements. Il faut convenir qu'il avait des talents; il rechercha l'égalité de l'impôt, et, sous prétexte de routes et de ponts, il s'occupa de faire mesurer et estimer les terres; il favorisa les droits du saint-siége et les juridictions ecclésiastiques, et réussit à faire accepter en France la bulle Unigenitus. L'acharnement avec lequel il persécuta ceux que la banque avait enrichis fit peut-être exagérer ses vices. On ne prononça point d'oraison funèbre en son honneur; mais la baisse extraordinaire des actions de la Compagnie des Indes montra combien il inspirait de confiance.

Le duc d'Orléans reprit les affaires après la mort de son an

(1) Il est avéré, au contraire, que Belzunce fut toute sa vie un moliniste des plus ardents. (R.)

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