De grands écrivains s'associèrent aussi à l'œuvre de destruction; et Lessing ne considère, dans l'Éducation du genre humain, les différentes religions que comme un progrès de l'esprit humain. Penchant vers Spinosa, il s'éleva contre les incrédules, mais uniquement parce qu'il pensait qu'une mauvaise religion valait mieux que l'absence de toute religion; il prêchait une philosophie facile et le culte du plaisir. Nicolaï et beaucoup d'autres avec lui étaient engoués de l'irréligion et du goût français; en conséquence, les préceptes de Le Batteux à la main, ils combattaient toute hardiesse littéraire. N'osant s'attaquer de prime abord au penchant religieux des Allemands, ils glissèrent les idées nouvelles sous l'apparence d'interprétations de la Bible, en les publiant dans la Bibliothèque germanique; mais bientôt la trivialité s'enhardit, et la tolérance du protestantisme laissa se propager ce qu'on appelait le libre penser; on vit alors la théologie succomber devant l'incrédulité, et la frivolité dogmatique remplacer l'examen. Illuminės Il se forma, par réaction contre l'incrédulité et contre les enwestphaliens cyclopédistes, des sociétés de théosophes, qui admettaient dans le christianisme des doctrines exotériques et des communications avec la divinité, tant par vue de méditation que par des moyens naturels. Déjà les sectateurs d'Emmanuel Swedenborg s'étaient répandus beaucoup en Suède et au dehors. Ce visionnaire, favorisé, disait-il, de révélations d'en haut, croyait avoir trouvé l'explication de l'Apocalypse, et il a écrit les Merveilles du ciel et de l'enfer ainsi que des terres planétaires terrestres. A en croire les partisans zélés qu'il a laissés ici-bas, il aurait été transporté vivant dans d'autres régions. Martinez Pasqualis, juif portugais renégat, avait introduit en Allemagne une théosophie cabalistique, dont plusieurs loges s'étaient établies en France après l'année 1754; elles se répandirent au delà du Rhin; les adeptes furent appelés martinistes, le fameux Saint-Martin était du nombre. Les Rose-croix, qui considéraient ceux qui n'étaient pas affiliés comme de « misérables esclaves du fanatisme et de la ténébreuse superstition, continuaient aussi d'exister. >>> Adam Weisshaupt, professeur d'Ingolstadt, croyant qu'il valait mieux recourir à un mode d'action secrète que de s'attaquer à l'opinion par la publicité, établit une société qui avait pour objet d'anéantir toute supériorité ecclésiastique et politique, et de rendre l'homme à l'égalité primitive, à laquelle il avait été enlevé par la religion et par les gouvernements; son intention était de diriger ces derniers dans la voie du bien. Les sujets les plus capables de tous les pays devaient appartenir à la secte, pour se préparer par une obéissance aveugle à devenir dignes de commander. Les initiés ne devaient voir dans l'affiliation qu'une société littéraire. En avançant, il leur était permis d'observer quelles personnes méritaient d'être agrégées, et examiner leur vie, leurs œuvres, leurs penchants. Les plus distingués passaient d'un grade à un autre; et à la tête de tous étaient Weisshaupt, Massehausen, Zwaks et Merz. Chacun des adeptes ne connaissait que la classe dont il faisait partie et celle qui lui était subordonnée. Tous étaient connus des supérieurs sous des noms de convention. On dit que Weisshaupt, en voyant tant de prosélytes dans toutes les conditions, s'écria : O homme, que ne peut-on vous faire accroire? Le baron de Knigge, Hanovrien, l'un des plus ardents sectaires, chercha à faire servir la franc-maçonnerie à ces affiliations de novateurs, qui, dans leur orgueil, comparaient le Christ au dalaï-lama et se donnaient le nom d'illuminés (aufklarer). Ils représentaient dans leurs rites, imités de ceux d'Éleusis, le passage de la prétendue égalité naturelle aux misères sociales, qu'ils avaient la prétention de réformer. Le Napolitain Constance de Costanzo, envoyé à Berlin pour le service de l'association, inspira des soupçons à Frédéric, qui en fit part à la Bavière. Charles-Théodore y réprimait les innovations que l'on caressait ailleurs, et il avait prohibé les sociétés secrètes. Les francs-maçons avaient obéi, mais non les illuminés, qui pourtant se retirèrent sur de nouveaux ordres. Les autres princes ne s'en effrayaient pas, attendu que sous le rapport des idées ils les croyaient justes, et que sous le rapport des réformes ils se confiaient dans la police et dans l'armée. C'est ainsi que les doctrines préparaient la mine à laquelle la guerre devait bientôt mettre le feu, pour démolir cet édifice décrépit dont Voltaire disait qu'il n'était plus ni saint, ni romain, ni empire. Frédéric-Guillaume étant monté sur le trône de Prusse, les sociétés secrètes et mystiques s'étendirent dans le pays par réaction contre l'incrédulité introduite par son prédécesseur. Elles avaient pour chefs le général saxon Bischoffsverder, homme probe et habile, qui avait promis au roi de le mettre 1785. 1786. 1772-1801. en communication avec, le ciel, et G.-Christian de Wolmar, ministre d'État, membre de plusieurs sociétés secrètes et notamment des Rose-croix. Il fut l'auteur de l'Édit de religion, qui voulait que les trois confessions fussent maintenues dans l'ancienne forme, y compris les hernuttes, les memnonistes, les frères bohêmes; que toutefois nul ne pût faire de prosélytes, surtout les prêtres catholiques. Il désapprouvait les illuminés qui niaient les dogmes et se faisaient sociniens, déistes, naturalistes, méconnaissant que la Bible est la parole de Dieu. Les ministres qui n'étaient pas convaincus devaient renoncer à leurs fonctions. Les rationalistes se plaignirent surtout lorsqu'on eut posé quelques limites à la liberté de la presse. Les attaques dirigées contre la foi avaient donc rencontré de la résistance. Dans l'Académie même de Frédéric, la science avait été employée à démontrer la vérité de la religion. Euler combattit pour la Divinité et pour le christianisme dans ses Lettres françaises adressées à la nièce du roi. Le naturaliste Lamberti devint poëte dans ses Lettres cosmologiques, où, en calculant l'immensité des cieux et des espaces, il y reconnaît l'existence de Dieu. George Hamann se fit l'adversaire déclaré de l'école encyclopédiste; esprit d'une grande portée, mais obscur, ce qui l'avait fait appeler le Mage du Nord, il disait : Mes écrits sont difficiles à comprendre, parce que j'écris d'un style elliptique comme les Grecs; allégorique comme les Orientaux; le laïque et l'incrédule ne peuvent que trouver mon style absurde, parce que je m'exprime en plusieurs langues, que je parle tour à tour le langage des sophistes, des plaisants, des Crétois, des Arabes, des blancs, des nègres, des créoles, et que je mêle ensemble la critique, la mythologie, des principes et des énigmes. » Mendelsohn soutint l'immortalité de l'âme, et popularisa Platon. Frédéric Jacobi refuta le matérialisme et le scepticisme de Hume, et il montra dans son roman de Woldemar l'incapacité des réformateurs de l'époque. Le poëte Mathias Claudius déclara la guerre aux rationalistes, et fit connaître le mystique Saint-Martin. Stolberg, converti au catholicisme, donna une histoire de l'Église qui devint le livre à la mode. Novalis (Frédéric de Hardenberg) dont la courte existence révéla un talent original, considérait la nature comme l'expres sion des harmonies divines, d'une sympathie entre l'homme et toute la création. Une inspiration religieuse et mélancolique lui dicta ses Poésies de foi et d'amour et ses Hymnes à la nuit. II appelait la philosophie son mal du pays, et il étudia dans Spinosa et dans Fichte, ces deux extrêmes qui idendifiaient tout, soit dans le moi, soit dans la Divinité. Hésitant entre eux, il entrevit la vérité, espéra dans une unité qui embrasserait le monde entier, de telle sorte qu'il n'y aurait plus qu'une seule science, un seul esprit; et, bien que protestant, il ne vit d'autre remède aux plaies sociales que dans le vrai catholicisme appliqué à l'humanité. De même que les encyclopédistes en France, Kant prétendit affermir la science, et la diriger conformément au bien général pour ce qui regarde la connaissance transcendante, la vie, l'homme. Quoiqu'il montrât du respect pour l'expérience et la foi, il se laissa entraîner au vertige des idées nouvelles. Il opposa toutefois aux discours hasardés, à l'esprit athée et aux doctrines superficielles qui régnaient à Berlin une philosophie toute sévère, dont nous parlerons bientôt. Bernard Basedow, de Hambourg, esprit élevé, ne cessa dans sa Philaletia ou système de la saine raison, de donner pour but l'utilité pratique à la philosophie, qu'il définissait l'exposition des connaissances qui peuvent être d'une utilité générale. Il donnait l'analogie pour principe de la raison suffisante, et rendit la métaphysique populaire. Il songeait aussi à améliorer l'éducation en proposant des règles rationnelles et des habitudes opposées à celles qui étaient en usage, comme l'exercice en plein air, des vêtements larges, des cheveux courts, le cou découvert, et le tout au grand scandale des gens routiniers. II excluait des études le latin et grec, et voulait qu'indépendamment de la mémoire on cultivât aussi le jugement. Voss traduisit Homère, Virgile, Théocrite, Hésiode, Horace, Shakspeare, mais sans savoir donner à chacun le coloris qui lui convenait. Adelung donna un dictionnaire et une grammaire estimés, bien qu'il n'attribuât la pureté du langage qu'à l'ancien marquisat de Misnie et à un prétendu siècle d'or. Jacques Bödmer se fit l'adversaire de la littérature francisée, mais pour s'attacher aux Anglais, dont la gravité naturelle convient mieux aux Allemands; il traduisit Milton, écrivit, à l'imitation du Spectateur d'Addison, le Peintre des mœurs, publia les Minnesingers, et soutint une guerre de plume et de plaisanteries contre Gottsched. Il vit son pauvre poëme de Noé porté aux nues par toute une génération d'esprits qui se reconnaissaient pour ses disciples. Tel était Haller, illustre naturaliste; tel Wieland, tel, et le Klopstock. plus grand de tous, Frédéric Klopstoch. Sa Messiade n'est plus 1784-1808. une œuvre d'école, comme tant d'autres qui naissaient et mou Histoire. raient en Allemague. S'inspirant de la Bible, il traça la vie de l'Homme-Dieu; et comme la quiétude de la Divinité, exempte de passions, devait y jeter de la monotonie, il y échappa en variant les caractères des apôtres et des esprits célestes, surtout par le lyrisme qui éclate par intervalle dans ce poëme. Les incrédules l'attaquèrent avec acharnement, en haine d'un sujet religieux; Gottsched l'attaqua par dépit de ce qu'il ne marchait pas sur ses traces. Klopstock garda le silence et continua à travailler dans la misère, jusqu'au moment où le roi de Danemark lui donna une pension. Il put s'écrier au terme : « Je l'ai espéré « de toi, céleste Médiateur, et voilà que j'ai terminé le can« tique de la nouvelle alliance; la tâche redoutable est finie, et « tu me pardonneras mes pas incertains. Allons ! je sens mon « cœur inondé de joie, je verse des pleurs de tendresse. Je ne << demande point de récompense: n'ai-je pas goûté les joies « des anges en célébrant le Seigneur? Je me suis senti ému « jusqu'au plus profond de mon cœur, je me suis senti remué « jusqu'au plus intime de mon être. N'ai-je pas vu couler les larmes des croyants? Et dans un autre monde ne serai-je pas « accueilli peut-être avec ces larmes célestes? >> Quand la mort vint le frapper, il murmurait un passage de la Messiade. On en chanta un morceau autour de son cercueil. Qui pourrait désirer un hommage plus solennel? Tandis que les partisans de Wieland ne savaient que répéter Grèce, Parnasse et Muses, les nouveaux bardes, marchant à la suite de Klopstock, ne connaissaient que les chasses ou les anges, que les mythologies germaniques ou chrétiennes, mais sans posséder l'art de mettre d'accord ces deux éléments. D'autres, comme Gessner, chantaient les champs et des bergers hors de la nature; quelques-uns, comme Gellert et Pfeffel, écrivaient des fables naïves; d'autres enfin embrassaient la carrière des armes, en maudissant les Autrichiens et en applaudissant à Frédéric, comme Kleist et Gleime, le grenadier prussien. Mais aucun d'eux ne savait point se rapprocher de la vie réelle. Les historiens, qui ne voyaient que leurs petits princes et la faiblesse de l'Empire et qui manquaient du vif sentiment de la patrie et du citoyen, n'étendent pas leur regard sur un vaste horizon; ils font des recherches exactes et minutieuses, et se |