Eugène, lui organisa, et qu'il recruta par des moyens immoraux. Il assigna à chaque capitaine un district où il put lever des soldats de gré ou de force, à la seule condition qu'ils ne fussent pas mariés; et afin que cette condition ne les portât pas à contracter des unions précoces, nul ne pouvait prendre femme sans l'aveu du capitaine, ce qui était une source d'abus et de vexations. Le système des cantons, par lequel chacun de ces districts devait fournir à certains régiments déterminés trente hommes en temps de paix et cent en temps de guerre, ne put même se continuer lorsque la taille du soldat eut été fixée pour chaque file (1). Il fallut par suite les recruter dans l'Empire, et les officiers prussiens, obligés d'en fournir chacun un certain nombre, s'en allaient partout en quête, portant le trouble dans les villes, dans les régiments, avec une telle insistance que plusieurs princes les firent arrêter et pendre. Une armée était indispensable à un pays sans frontières au milieu d'États puissants, pour éviter les humiliations, dans un temps où la force décidait de tout. Mais Frédéric-Guillaume considérait plutôt la sienne comme un luxe, comme un objet de parade. Tout y était luisant et poli, les soldats, les fusils, le fourniment, les brides, les selles, les bottes. On tressait avec des rubans la crinière des chevaux; « et pour peu que la paix eût duré (dit Frédéric II), il est à croire que nous en serions à présent au fard et aux mouches. » Frédéric-Guillaume se complaisait surtout à voir sous ses drapeaux des hommes de haute stature, et il forma de ces colosses le régiment des Grands grenadiers. Il ne regardait pour s'en procurer à aucune dépense; et, tandis qu'il arrivait souvent aux princes de sa famille de quitter sa table à peine rassasiés, il soldait les quarante-trois grenadiers de la parade de Postdam à raison de mille florins par tête. Il donnait cinq mille florins pour un géant, c'est-à-dire trente-deux mille cinq cents francs à un Irlandais de sept pieds. Il suffisait pour se concilier sa bienveillance de lui procurer de ces hommes d'une taille extraordinaire, et c'est ce moyen qu'employa le ministre impérial Seckendorf pour le tenir dans sa dépendance. (1) Les soldats des premières files devaient avoir plus de six pieds, et plusieurs régiments n'en recevaient qu'autant qu'ils dépassaient cinq pieds huit pouces. On a calculé qu'un homme de cinq pieds dix pouces revenait à sept cents écus, un de six pieds à mille et ainsi à proportion. Plus de douze millions sortirent ainsi du pays, pendant son règne, pour les enrólements. Berlin devint ainsi la Sparte du Nord après en avoir été l'Athènes sous son prédécesseur; cette manie soldatesque passa dans les mœurs, et chacun se mit à porter l'habit étroit, la longue épée et la pipe. Ce qu'il y a de bizarre, c'est que les inclinations militaires de Frédéric-Guillaume ne le rendaient que plus pacifique, tant il redoutait de gåter de si belles troupes; il en résulta qu'il endura même des affronts, et s'attira peu de considération en Europe. A cela près, ce roi bizarre n'avait aucun faste, négligeant jusqu'aux avantages de sa personne. Ses habitudes étaient vulgaires: buvant et fumant à la taverne avec les officiers, il jouait au trictrac à un sou la partie, frappait et injuriait lepremier venu; s'il rencontrait une femme dans la rue, il lui disait qu'elle ferait mieux d'être au logis à soigner ses enfants; s'il y apercevait un prêtre, il lui reprochait de ne pas être à lire la Bible, et parfois il accompagnait la réprimande de coups de canne. Aussi variable en fait d'humeur qu'en politique et en religion, ne comprenant d'autre droit que la volonté royale, d'autres occupations que les occupations militaires, il n'entendait rien aux questions religieuses et philosophiques. Il trouvait absurde que l'on professât des croyances différentes des siennes ou qu'on pût s'occuper de littérature. Il désigna pour successeur à Leibnitz, comme président de l'Académie, une espèce de bouffon nommé Gundling, buveur intrépide que l'on ensevelit à sa mort dans un tonneau. Il avait l'Ancien Testament en horreur, et défendait à son chapelain de le citer, tandis qu'il était passionné pour le Nouveau. Il pensait qu'un royaume devait être gouverné comme une famille, c'est-à-dire en employant tour à tour la sévérité et la douceur, mais toujours arbitrairement et sans consulter qui que ce soit. Il défendit les procès pour sorcellerie, changea la nature des biens-fonds, en autorisant les nobles à convertir les fiefs en alleux transmissibles même à des femmes, et à se racheter, moyennant quarante rixdalers par an, de l'obligation de fournir un homme et un cheval. Trompé par l'alchimiste Cajetano, il le fit pendre, vêtu de papier d'or, à un gibet doré. Dans sa capitale, les particuliers ne pouvaient bâtir que sur les plans des architectes, qui indiquaient les lieux et le mode de construction. Ses prédécesseurs ayant donné à bail emphytéotique des terrains de peu de rapport, devenus depuis d'un produit énorme pour les concessionnaires, il annula arbitrairement les confrats pour louer ces mêmes terrains au plus offrant. La prospérité agricole s'en accrut. Non-seulement il suffisait sans liste civile aux dépenses de la cour avec les rentes allodiales de la couronne, mais encore il venait en aide au trésor de l'État. Il fit mesurer et estimer les biens-fonds, afin de régler les impôts à raison des nouveaux prix, et il put ainsi mettre sur pied jusqu'à soixante mille hommes, qui, répartis dans les villes et les provinces, consommaient les denrées et étaient vêtus des draps du pays. Il voulut peupler, au moyen de colonies, les terres inhabitées, et il y dépensa en dix ans (1721-1731) cinq millions d'écus. Vingt mille familles s'établirent en Prusse, sans compter dix-huit mille Salzbourgeois qui fuyaient les persécutions religieuses de l'Autriche. Cette prospérité croissante devait inquiéter cette dernière puissance. Elle suscita donc des ennemis à Frédéric-Guillaume, ce qui le poussa du côté de la France et de l'Angleterre. Cette alliance n'était pas moins contraire à la politique qu'à ses propres inclinations; car il appelait George II mon frère le comédien, de même que ce prince l'appelait mon frère le sergent. Mais l'habile Seckendorf sut le détacher de cette ligue, et le rapprocher de l'Autriche en lui inféodant le Limbourg. Son fils Frédéric, qui, d'une santé faible, aimait la tranquillité et la solitude, était en butte à ses dédains: il le prit en aversion quand le bruit se répandit qu'il voulait épouser la fille de George II. Ce prince achetait-il des livres, son père les lui arrachait; jouait-il de la flûte , son père la lui brisait; il lui donnait des coups de canne, lui arrachait les cheveux, le menaçait de l'étrangler, le mettait aux arrêts. Frédéric, ayant tenté de s'enfuir pour échapper à cette tyrannie, fut traduit par son père comme déserteur devant un conseil de guerre. Attaché à une fenêtre, il lui fallut voir la jeune fille qui lui avait prêté assistance fouettée par la main du bourreau; sa sœur, qui intercédait pour lui, frappée à coups de poing par son père; et Katt, son confident, fusillé sans pitié. Lui-même fut condamné à mort; et s'il échappa, ce fut parce que Charles VI le réclama comme prince de l'Empire. 1740. Frédéric II succéda à son père à l'âge de vingt-huit ans. It Freléric 11 tenait de lui l'activité, la hardiesse du caractère, l'économie, l'inclination pour la justice et pour les armes, et il joignait à ces qualités l'amour du savoir et de la philosophie, transplantée T. XVII. 4 en Prusse par les Français fugitifs. Il se concilia l'opinion en se proclamant le disciple de Voltaire, qui à son tour le protégea de ses éloges, et promit au monde un nouveau Titus. Frédéric écrivit sous cette inspiration l'Anti-Machiavel, où il fait la satire des perfidies, des astuces, des actes arbitraires des rois, de tous les vices, en un mot, dans lesquels, une fois monté sur le trône, il chercha ses moyens de grandeur. En effet, sa politique fut celle de l'intérêt. Il regarda la religion comme un préjugé utile pour le peuple, fit ses dieux de la force et de l'esprit, sans pour cela devenir cruel. L'observation et l'histoire l'ayant assuré d'un coup d'œil juste, il résolut d'accomplir et même de dépasser les espérances de ses pères. S'ils avaient conquis le titre de roi, il voulut conquérir la réalité et en exercer les droits sur une échelle proportionnée à son génie. A peine monté sur le trône, « il étudie sa position, dit Guibert (1); il embrasse le passé, le présent, l'avenir; il voit ses provinces éparses, ses ressources faibles et divisées, sa puissance précaire et entourée de voisins formidables; sa maison n'est plus, à la vérité, resserrée dans les sables du Brandebourg, comme elle l'était il y a un siècle; elle a jeté de tous côtés, et de près et au loin, des rameaux étendus; il a des possessions sur la mer Baltique, sur le Véser, sur l'Oder, sur l'Elbe, sur le Rhin, jusqu'aux frontières de la France et de la Suisse; mais presque toutes ces possessions, sans liaison, sans communication, sans rapport entre elles, sont plutôt des éléments de grandeur et des occasions de guerre que des moyens de force. Son grand-père, décorant plus que consolidant cette fortune naissante, a pris place parmi les rois de l'Europe; mais cet éclat est pour la Prusse un poids au-dessus de ses moyens, et trente-cinq ou quarante millions de revenus au plus soutiennent faiblement ce titre prématuré. La maison d'Autriche et la Russie touchent ses États par les deux extrémités, et ce sont des colosses avec lesquels il ne peut se mesurer. La Saxe tient au Brandebourg; et ce bel électorat, renforcé de la Pologne, serait à lui seul, s'il était bien gouverné, une puissance capable de lui imposer. La Suède gêne ses frontières du côté de la Pomeranie, et les Suédois, toujours vaincus par son aïeul le grand Électeur, ont à leur tour fait trembler son grand-père sous un Charles XII, que la nature peut reproduire. En Allemagne, la maison d'Autriche a (1) Éloge du roi de Prusse. la longue possession de l'influence souveraine; et la Prusse, loin d'oser penser à la lui disputer, lui a été presque toujours servilement dévouée. Quand l'Empire s'alarme sur sa constitution, et réclame ces augustes traités de Westphalie qui en sout la base, il ne cherche pas de protecteurs dans son sein: c'est la France qui s'est emparée du rôle de défendre la liberté germanique; et s'il y avait dans l'Empire une maison qui pût prétendre à cette noble garantie, la maison de Hanovre, qui vient de monter sur le trône d'Angleterre, et qui peut apporter dans la balance tous les moyens de cette puissante nation, y paraît encore plutôt destinée que celle de Brandebourg. >>> Mais il ne faut pas confondre les nations et leurs chefs; et sous ce rapport Frédéric pouvait concevoir bonne espérance. Quelle meilleure occasion pour commencer sa carrière que d'assaillir la fille sans défense de Charles VI? Il réclama donc certaines parties de la Silésie, usurpées par l'Autriche sur la maison de Brandebourg; mais ses véritables motifs étaient un trésor bien garni, soixante-douze mille soldats aguerris, l'amour de la gloire et la persuasion que les revenus du pays étaient à lui et qu'il pouvait en disposer. Il est vrai qu'il violait les traités; mais « la modération est une vertu que les hommes ne doivent pas toujours pratiquer à la rigueur, attendu la corruption du siècle (1). » Le silence dont il s'entourait, en faisant tout par lui-même, déroutait les ambassadeurs étrangers, qui se tenaient aux aguets comme des espions pour prévenir et deviner ses projets. Or, sans articuler un mot, sans envoyer aucun avis, sans chercher des alliés ni écouter les ambassadeurs, en même temps qu'il envoyait à Vienne proposer un accommodement, il lançait ses régiments sur la Silésie, et ce fut l'étincelle qui détermina un embrasement général. Ses troupes avaient à leur tête le Poméranien Schwerin, qui avait combattu à Blenheim sous Marlborough, à Bender sous Charles XII, et prêté à diverses puissances le secours d'une valeur peu commune. Le cardinal de Fleury, vieillard octogénaire, qui ne voulait pas, comme le roi philosophe, se présenter devant Dieu en parjure, chercha, comme toujours, à jouer le rôle de pacificateur et à garantir des promesses solennelles; mais le maréchal de Belle-Isle, habitué à concevoir de vastes projets et qui excellait à les présenter sous un jour favorable, démontra combien il était de l'intérêt de la France d'affaiblir (1) FRÉDÉRIC II, Histoire de mon temps, ch. 2. |