acquisitions en Amérique, avait atteint le but qu'elle s'était proposé, d'affaiblir la France. Cette puissance, si forte par elle-même et par ses nombreuses alliances, perdit le continent américain, et signa la paix la plus humiliante. La Prusse, qui semblait devoir succomber sous les coups de l'Europe conjurée, n'eut pas à regretter un pouce de terre; et, grandie dans l'opinion, elle prit rang parmi les puissances principales, qui désormais furent au nombre de cinq. L'Autriche, qui voulait recouvrer la Silésie, n'y put parvenir. L'humanité cite tous ces princes à son tribunal, et leur demande compte de la perte de huit cent quatre-vingt-dix-neuf mille hommes (1), chiffre auquel il faudrait peut-être même ajouter encore. A partir de ce moment, Frédéric observa d'un œil défiant l'Angleterre, qui, n'étant plus unie avec l'Autriche, mit moins d'activité dans ses intrigues sur le continent, mais déploya son orgueil sur les mers, et prétendit y exercer ce droit de visite dont nous avons indiqué ailleurs les vicissitudes. Lorsque Frédéric, de retour à Berlin, entendit les applaudissements du peuple, il en fut touché, et s'écria: Vivent mes enfants! viwe mon cher peuple! Mais la ville avait été plusieurs fois mise à sac; la jeunesse avait péri; les ennemis avaient pillé pour cinq cent millions de valeurs et en avaient levé autant en contributions. Il n'y avait plus dans les campagnes désolées ni chevaux ni bœufs. La population se trouvait décimée : dans certaines provinces on ne voyait plus que des femmes labourer; dans d'autres personne ne restait pour travailler à la terre. L'argent avait disparu; les lois étaient oubliées; l'armée res .. .... (1) Ce calcul est de Frédéric II, qui l'établit ainsi : 140,000 140,000 200,000 160,000 25,000 28,000 Prussiens, en seize batailles, sans compter les petits combats. 180,000 Hommes qui périrent en Prusse à la suite des excursions des Id. dans la Poméranie, dans la Nouvelle-Marche et dans l'élec- .. 20,000 6,000 899,000 tait sans officiers, et l'on y admettait quiconque se présentait, larrons, déserteurs, contumaces. Le roi s'appliqua à cicatriser ces plaies et à prévenir le retour de pareils maux. Il indemnisa par des dons les pays qui avaient le plus souffert; et de 1763 à 1786 il affecta à cet usage vingt-quatre millions d'écus de Prusse, équivalant à cent quatre millions de francs par an. Lors du sac de Berlin, le riche négociant Gotskowski avait déployé un zèle et une charité extrêmes : le roi lui fit don, en conséquence, de cent cinquante mille rixdalers; cet industriel les employa à établir une manufacture de porcelaine qui fut ensuite achetée par le roi et devint l'une des plus renommées du pays. Frédéric mit en état de défense les forts de la Silésie; ouvrit le port de Stettin et le canal de la Swina, au bord duquel s'éleva une ville. Il abrégea, au moyen du canal de Plauen, la communication entre l'Elbe et l'Oder; un autre canal allant de Custrin à Wrietzen lui servir à dessécher, le long de l'Oder, de vastes terrains qui se peuplèrent de deux mille familles. Il introduisit le mûrier et les fabriques d'étoffes de soie, tira des mérinos de l'Espagne pour améliorer les troupeaux, et appela dans ses États des ouvriers en laine, opérations contre nature, où se montrait une bonne intention à côté d'un mauvais calcul. Il établit des forges dans les lieux où se trouvait du minerai. Dans les onze années qui suivirent 1747, le nombre des villages s'accrut de deux cent quatre-vingts, et en quarante ans la population augmenta d'un million cent vingt mille âmes, c'est-à-dire d'un tiers. On aime à voir ces améliorations racontées par Frédéric avec non moins de complaisance que d'autres et lui-même racontent les meurtres et les fourberies des rois. La jurisprudence avait été jusque-là un mélange de droit romain et canonique, de coutumes saxonnes et germaniques; et - de là résultait le manque de principes généraux et l'incertitude des applications. Afin d'y remédier, on multipliait les édits, qui ne produisaient qu'embarras et contradictions. Frédéric fit paraître d'abord un projet de code de procédure, sur lequel les meilleurs jurisconsultes durent donner leur avis après une année de pratique. Il fut suivi du projet du Corpus juris Fridericiani, fondé sur le droit romain. Tous deux étaient l'ouvrage du grand chancelier Samuel Coccéius, qui introduisit l'ordre et la régularité dans les procédures, supprima plusieurs abus honteux, hata la décision des affaires et ordonna tous les trois ans une visite des cours de justice pour châtier les prévarications. Sa mort interrompit la tàche qu'il avait entreprise; puis Cramer et Suarez réformèrent le code d'après l'avis des légistes les plus habiles; mais des inconvénients nombreux obligèrent à lè laisser de côté. L'atrocité des peines y était mitigée; mais ce fut une nouvelle manière de les aggraver que d'interdire au condamné l'assistance d'un prêtre et les secours de la religion. Le ministère des avocats s'y trouvait aboli, et les parties étaient obligées de plaider en personne. La procédure inquisitoriale était conservée; mais Frédéric se réservait le droit de réformer les sentences. Cette réserve suffirait pour révéler ses intentions despotiques. Du reste, il n'entendait rien à la légalité ni aux formalités juridiques. Il traitait les juges d'ânes, et les déposait; il envoyait des officiers examiner des procès à la connaissance desquels ils étaient étrangers; et, voyant les objections des jurisconsultes, leurs lenteurs, il supposa une conjuration organisée entre eux, et les prit en exécration. Un meunier, nommé Arnold, lui présente une réclamation contre une sentence qu'il prétendait injuste, et il condamne les juges à la prison. Mais lorsqu'après le procès qui leur est intenté ils sont déclarés innocents, il n'en reste que plus persuadé de l'existence d'une conjuration générale, et il fait arrêter d'autres magistrats, jusqu'à ce qu'il en vienne à toucher du doigt l'erreur où il est tombé.. Il en revint alors à la pensée d'un code en allemand, que Cramer fut chargé de rédiger avec un règlement de procédure expéditive, et il promit des récompenses à ceux qui lui suggéreraient quelques améliorations. Cramer visait à l'unité; mais il reconnut que l'abolition subite des coutumes était une faute (1). On ordonna donc de les recueillir, afin de faire un choix parmi les meilleures et de laisser subsister celles-ci à titre de code provincial, par exception à la loi générale. Frédéric ne vit pas l'œuvre accomplie: le code ne fut mis en vigueur qu'en 1795; (1) Mirabeau s'exprime ainsi dans son Histoire de la Monarchie prussienne: Le code Frédéric est une analyse des lois romaines, appropriées aux coutumes prussiennes par un jurisconsulte qui, prenant l'érudition pour la science, comme tant d'autres, et les lois positives pour la sagesse, avait établi dans un gros livre qu'il ne peut y avoir de droit naturel bien fondé sans puiser au droit civil romain. Il en résulta un amas inextricable de difficultés et d'incertitudes, qui obligèrent Frédéric à le laisser oublier. >>> mais l'articles 1er de l'Introduction maintint force de loi aux statuts locaux; et c'était seulement à leur défaut que l'on devait recourir à la loi générale. En résumé, il ne me semble pas que les philosophes aient beaucoup à se vanter de cet adepte. Sa politique fut celle d'un despote sans foi et sans remords, qui se hâta de faire oublier son Anti-Machiavel. Il crut, comme eux, que l'amour de la vérité consistait à décomposer et à ne pas croire. Il déploya dans sa correspondance particulière un mépris cynique pour toute croyance; mais il appliquait l'égoïsme de cette école à ses intérêts de roi, et il disait: Si je voulais châtier une de mes provinces, je la donnerais à gouverner à un philosophe. Il applaudit lorsqu'on lui suggéra l'idée de donner un démenti au Christ en rétablissant le royaume de Jérusalem, mais il n'en fit rien; et quand Voltaire lui conseillait d'ouvrir dans ses États un asile aux philosophes de France: Oui, répondait-il, pourvu qu'ils respectent ce qui doit être respecté et observent la décence dans leurs écrits. C'est-à-dire qu'il aimait la liberté tant qu'elle ne portait pas atteinte à ses droits. 1726. Le duc de Bourbon, ministre de Louis XV, était haï du peuple non moins que du roi, qui finit par le congédier, et lui substitua Fleury, seul honnête homme et seul désintéressé dans cette cour dépravée. Lorsqu'il arriva au ministère, il trouva les finances épuisées, le commerce languissant, le crédit nul, le roi sans opinion, une immense corruption de mœurs; au dehors une guerre périlleuse, au dedans les querelles du jansénisme ressuscitées. Plein d'urbanité, de mœurs pures, maître de ses passions, religieux sans hypocrisie, économe sans grandeur; administrant le royaume comme une famille, et ménageant, comme dit Saint-Simon, jusqu'aux bouts de chandelle; prudent sans génie, ennemi de tout luxe, même de celui de l'esprit, il ne peut être comparé ni à Richelieu ni à Mazarin; mais, arrivé aux affaires après une suite de ministres dilapidateurs, il y absorba une partie de sa fortune. Son ministère peut être comparé à la léthargie qu'un médecin procure à un malade en danger afin de réparer ses forces et de les mettre en état de soutenir un nouvel accès du mal. Il aimait le pouvoir comme l'avare aime l'or, sans en rechercher les avantages extérieurs et les jouissances. Il sut obtenir beaucoup avec des ressources restreintes, conserva la paix par économie en diminuant l'armée, et accrut cependant l'influence française. Il éloigna les voleurs et les intrigants, quoiqu'il ne sût pas se mettre en garde contre les préventions et les délateurs; enfin il tenait du courtisan en ce qu'il ignorait la reconnaissance. Grands et petits lui obéirent avec moins de difficulté qu'à Louis XIV, et il inspira au roi, son élève, l'instinct du pouvoir absolu, l'art de dissimuler et le désir de la paix à tout prix. Pour la conserver il caressa les Anglais, et il alla jusqu'à laisser dépérir la marine, afin de ne pas leur causer d'ombrage. Aussi était-il appelé à prononcer comme arbitre dans les querelles des rois. Il apaisa les troubles civils de Genève et de quelques autres cantons suisses; il aplanit les difficultés que Clément XII apportait à reconnaître le roi de Naples; puis, lors de la guerre de Pologne, il acquit à la France la Lorraine, qui lui était devenue nécessaire depuis la conquête de l'Alsace et mettait Paris à couvert d'une surprise. La France acquit aussi dans ce siècle la Corse, qui plus tard devait lui donner un maître. Les Corses n'avaient jamais pu se faire au joug des Génois, et plusieurs fois il s'étaient levés en armes contre la république. Nation sauvage et tellement adonnée à l'oisiveté qu'il fallait que l'Italie et la Sardaigne lui fournissent des cultivateurs, la vengeance était pour elle un devoir, et l'on en poursuivait avec opiniâtreté l'accomplissement sur des familles entières; il se transmettait par héritage, et des bourgades entières prenaient parti dans ces guerres privées. La haine qui poussait les Corses à s'entretuer ainsi était encore plus acharnée contre les Génois, regardés comme des ennemis communs. Les Génois, à leur tour, les considérèrent toujours comme des colons, sans s'occuper de les intruire. Le gouverneur de Bastia jouissait d'une puissance illimitée : il pouvait condamner aux galères ou à mort d'après sa conviction seule, sans forme de procès, et suspendre à son gré une instruction criminelle. L'aristocratie génoise venait dans l'île remplir les différents emplois, sans en connaître les lois, avec le désir d'y gagner beaucoup plus que T. XVII. 6 |