sacrifiés se plaignaient-ils. La succession protestante, assurée en Angleterre, blessait la foi de tous les catholiques et la loyauté du légitimiste. La barrière de fortifications élevée entre la France et les Bays-Bas, entretenue aux frais de l'Autriche, était tout à la fois une charge gratuite pour cette puissance et un embarras pour toutes trois. Si la séparation perpétuelle des deux couronnes de France et d'Espagne était un acte de bonne politique, elle avait cependant contraint les peuples à changer l'ordre de succession. Le partage de la monarchie espagnole entre la France et l'Autriche ne profitait en rien aux neutres; en même temps les deux États intéressés n'étaient point satisfaits. Charles VI, chef de la maison d'Autriche, considérait comme lui ayant été ravies les couronnes qui paraient le front de Philippe V, et il en gardait rancune à la France ainsi qu'aux puissances maritimes. Dès lors l'objet principal de la guerre de succession n'était pas atteint; car les deux prétendants au trône d'Espagne ne se reconnaissaient pas l'un l'autre. A la mort de Louis XIV, l'Espagne cessa de se montrer le satellite de la France. Philippe V, affranchi dans sa politique, ne Philippe v. pouvait se résigner à voir sa monarchie démembrée et le commerce du pays sacrifié à l'intérêt des Anglais, aux mains desquels restait Gibraltar, comme un rocher où sa chaîne était rivée. Il éprouvait aussi quelques scrupules sur la validité du testament de Charles II; et en même temps qu'il se considérait comme un roi peu légitime en deçà des Pyrénées, il ne pouvait détourner sa pensée du trône de France, auquel il avait renoncé malgré lui. Aussi tenait-il ses regards fixés sur le berceau de son neveu, dont l'enfance était faible et maladive; mais il comprenait qu'il trouverait un obstacle à lui succéder dans le duc d'Orléans, régent du royaume et héritier présomptif de la couronne. Haïssant donc ce prince autant que le lui permettaient son caractère faible et sa dévotion, il s'ingéniait à lui arracher la régence; mais il sentait qu'il ne pouvait y réussir qu'avec l'appui de l'Angleterre. Or, la voyant occupée à soutenir l'œuvre qu'elle avait entreprise, il cherchait du moins à l'inquiéter en favorisant les prétentions du chevalier de SaintGeorge, comme on appelait le fils de Jacques II, le roi détrôné. La paix européenne paraissait donc compromise par le petit-fils de celui qui l'avait si gravement troublée dans le siècle précédent. Philippe V ne manquait pas de courage; comme 1714. on s'enquérait du poste que le roi occuperait dans une bataille, il répondit: Le premier, là comme ailleurs. Il déclara qui ne voulait pas vivre, comme les princes autrichiens ses prédécesseurs, renfermé dans son palais. Les Castillans, dont le courage s'était retrempé dans les luttes qui suivirent la mort de Charles II, auraient pu reprendre le rang qu'ils avaient perdus; mais ce n'étaient que des velléités momentanées; car du reste Philippe, dépourvu de ce courage intérieur nécessaire aux grandes résolutions, s'en rapportait à quelque favori du soin des affaires publiques et des siennes propres, pour retomber dans son apathique sommeil. Il éprouva un profond chagrin de la perte de sa femme, l'aimable et intrépide Louise, qui avait su le maintenir en bonne intelligence avec la cour de France et avec son aïeul et à laquelle il fut refusé de jouir en paix d'un trône qu'elle avait contribué à conquérir. Il se livra alors tout entier à la princesse des Ursins, qui n'avait ni jeunesse ni beauté. Des sens ardents et une conscience timorée lui auraient fait épouser cette femme sur le retour si elle-même n'eût préféré lui donner une compagne dont l'âge fût plus en rapport avec le sien et dont le caractère ne pût pas toutefois mettre en péril la puissance qu'elle exerçait. Mais elle s'abusa grandement en fixant son choix sur Élisabeth Farnèse de Parme, dont l'ambition devait susciter autant de guerres et de négociations qu'on en avait vu naître, en d'autres temps, pour les franchises populaires ou pour les libertés religieuses. ardinal Le choix de cette princesse avait été suggéré par Jules Albéroni, qui était originaire de ce petit État. Il avait passé par tous les rangs de la société. Savant, cuisinier, négociant, interprète, bouffon, employé dans des manéges difficiles, il fut en toute circonstance extrêmement habile à faire son chemin (1). Campistron, qui, s'étant trouvé volé dans un voyage en Italie, avait été accueilli par Albéroni, le proposa à Vendôme pour secrétaire au moment où le duc en cherchait un pour l'accompagner dans son expédition en Italie. D'autres racontent que l'évêque de San-Domingo, ayant à conférer à Parme avec Vendôme et ne sachant pas le français, prit avec lui Albéroni; et que celui-ci, ayant trouvé le cynique général sur sa chaise percée, où il passait une bonne partie de la matinée, au lieu de se montrer blessé de cette inconvenance, ne trouva rien de mieux à faire que de l'imiter, ce qui charma le général français, et valut à l'Italien d'entrer à son service. En Espagne, il sut se faire bien venir de la princesse des Ursins: devenu comte et ambassadeur de la cour de Parme en Espagne, il s'assura la reconnaissance de cette cour, en déterminant le mariage de Philippe V avec Élisabeth (1), et sa faveur grandit auprès de la nouvelle reine. Le premier acte d'Élisabeth fut de renvoyer la princesse des Ursins, qui était venue au-devant d'elle. On la jeta dans un carrosse, avec la toilette d'apparat qu'elle portait; et il lui fallut ainsi traverser, à la fin de décembre, entourée de gardes, une partie de l'Espagne. Philippe ne montra, du reste, ni pitié ni mécontentement de cette résolution étrange (2). béroni. (1) Dubos et Saint-Simon font sa caricature; de même que Poggiali (Mémoires historiques de Plaisance), Ortiz (Histoire d'Espagne), Coxe (l'Espagne sous les Bourbons, II, 27-28), Bignani (Éloge du cardinal Albéroni (1833) font son panégyrique. Il est bien apprécié par John Russel, History of principal states of Europe from the peace of Utrecht, II, 112. Mais les documents publiés par Albéroni lui-même, à Gênes d'abord, puis à Rome, sont surtout à consulter. « La fierté spartiate, l'opiniâtreté anglaise, la finesse italienne et la vivacité française formaient, dit Frédéric II, le caractère d'Élisabeth, femme singulière, qui marchait audacieusement à l'accomplissement de ses desseins. Rien ne la surprenait, rien ne pouvait l'arrêter. » Elle savait réprimer sa fureur de domination, et se résigner à la solitude avec un mari mélancolique sans perdre de sa gaieté. Elle le rendit père d'un fils; et, n'ayant pas l'espoir de voir monter cet enfant sur le trône, précédé qu'il était par trois frères du premier lit, elle voulut (1) Albéroni rapporte lui-même, dans les notes qu'il a rédigées sur sa vie, qu'il disait à la princesse des Ursins qu'Élisabeth « était une bonne Lombarde pétrie de beurre et de fromage; qu'elle en ferait tout ce qu'elle voudrait; qu'Élisabeth viendrait en Espagne aux conditions qu'il plairait à la princesse de lui prescrire. >>> (2) « Dans les auberges d'Espagne (dit Saint-Simon, qui décrit d'une manière pittoresque la disgrace et le voyage de madame des Ursins) il n'y a rien absolument pour les gens, et l'on vous indique seulement où se vend ce dont on a besoin pour les premières nécessités. La viande le plus souvent est vivante, le vin épais, mauvais, aigre; le pain se colle au mur; souvent l'eau ne vaut rien; il n'y a de lits que pour les muletiers; tellement qu'il faut tout emporter avec soi. » Albéroni écrit au majordome du duc de Parme : « Le coup que la reine vient de faire est digne de Ximénès, de Richelieu, de Mazarin. Croiriezvous qu'avec ce seul remède beaucoup de maux réputés incurables ont été guéris ? >> lui assurer un riche apanage. Pour atteindre ce but de toute sa vie, elle isola le roi, qui, sombre et dévot sans être religieux, timide et obstiné, d'un esprit lent et ayant besoin d'être dirigé, désireux pourtant de faire du bruit et de peser dans la balance politique, accordait tout à sa femme, son unique compagne. Or, cette reine d'un caractère ambitieux, mais qui ne connaissait ni la politique ni les affaires, élevée dans la retraite et menant sur le trône la vie la plus retirée, haïssant les Espagnols, dont elle était haïe, n'avait de confiance que dans les Italiens et principalement dans Albéroni. Cet étranger, qu'elle avait fait cardinal, se contenta d'avoir la puissance d'un ministre, comme confident du roi et de la reine, sans en ambitionner le titre. Il gagna la faveur de la nation en sévissant contre ceux qui avaient augmenté les charges publiques; puis il se jeta dans de vastes projets en vue de rendre à l'Espagne son ancienne grandeur. Le trésor était épuisé, le peuple découragé; il n'existait plus ni armée, ni marine, ni alliances puissantes; la seule richesse consistait dans les produits du sol, que les Pyrénées défendaient heureusement. Les routes (il nous l'apprend lui-même dans son Testament politique) étaient interrompues, comme au temps où chaque province formait un royaume distinct. C'est à peine si les bêtes de somme pouvaient traverser la Castille; il n'y avait point de bateaux sur les fleuves magnifiques de la Péninsule, et les marchandises remontaient à dos de mulet le long de la Guadiana, de l'Ebre et du Tage, sans que l'on songeât à les rendre navigables, ou qu'on youlût permettre aux Hollandais d'entreprendre ces travaux. « Les débris des grandes voies romaines, disait Albéroni, n'inspirent point une noble émulation. L'Espagne a pour ainsi dire entendu le bruit des travaux à l'aide desquels la France a réuni deux mers par un canal de soixante lieues, et il n'en est résulté qu'une stérile admiration. » Albéroni comparait avec vérité l'Espagne à la bouche où tout passe et où rien ne reste, le pays recevant de ses colonies des richesses considérables, et les consommant sans rien reproduire. Albéroni travaillait dix-huit heures par jour, sans s'effrayer des plus minces détails d'économie. Il commença par rétablir les finances et l'industrie; il fonda une manufacture royale de draps à Guadalasara, y appelant de Hollande, et d'une seule fois, cinq mille familles avec leurs ustensiles; il tira de l'Angleterre des teinturiers. Les laines indigènes furent travaillées dans le pays, et l'armée put être habillée avec des étoffes nationales. On fabriqua à Madrid du linge de table et des toiles de Hollande : quatre cents religieuses apprirent à filer selon la mode de ce pays, et on éleva les enfants trouvés à ce genre de travaux. Des fabriques de cristaux furent aussi ouvertes; l'agriculture prospéra, et les solitudes espagnoles furent repeuplées. Albéroni diminua les dépenses par une administration plus économe et en limitant les innombrables emplois de la maison civile et militaire du roi. Il protégea le commerce des colonies, obligea le clergé à contribuer aux charges publiques, malgré la défense du pape, et envoya en exil les prêtres les plus opiniâtres à soutenir leurs priviléges. Il fit des emprunts, taxa les riches, vendit des offices, recruta les contrebandiers et les miquelets de l'Aragon; et bientôt l'Espagne eut une armée de soixantecinq mille hommes, une marine, une nombreuse artillerie, et Barcelonne devint une des meilleures citadelles du monde. Albéroni préparait ainsi l'exécution de projets si vastes que le succès seul aurait pu les sauver du reproche de témérité. II ne songeait à rien moins en effet qu'à placer son roi sur le trône de France, et à investir don Carlos, fils de Philippe et d'Élisabeth Farnèse, des duchés de Parme et de Plaisance, en y joignant la Toscane; à rendre l'Italie indépendante, par l'expulsion des Autrichiens. Icherchait pour cela à exciter contre eux Victor-Amédée, tandis qu'ils étaient occupés contre les Turcs. Ils auraient été chassés de Naples par une flotte espagnole reçue dans les ports de Sicile, et secondée par les mécontents du royaume; alors la Sardaigne aurait été réuņie à la Sicile, Naples et les ports toscans à l'Espagne; Comacchio devait être restitué au pape, le duché de Mantoue partagé entre les Vénitiens et le due de Guastalla, les Pays-Bas catholiques devaient former le port de la France et de la Hollande. Il feignit, au besoin, de caresser l'Angleterre en écartant les motifs de plaintes et en lui assurant les avantages stipulés par le traité d'Utrecht; mais en même temps qu'il se conciliait par là le ministère whig dirigé par Townshend et par Walpole, il favorisait sous main le prétendant et ménageait en secret une réconciliation entre le czar et Charles XII, pour les pousser contre George Ier, et rétablir Stanislas sur le trône de Pologne. George en prit ombrage, et de là son alliance avec l'Autriche pour la défense réciproque de leurs possessions pré Traité de Westminster 1716. |