L'influence des femmes anéantit celle du cardinal de Fleury. Quand il mourut, le roi ne voulut pas nommer d'autre ministre ; le gouvernement passa dans les mains de la duchesse de Châteauroux, alors maîtresse en titre. Toutefois elle sut lui inspirer quelques sentiments virils, et elle le poussa à se mettre à la tête de l'armée de Flandre. Mais autant le peuple s'applaudit de retrouver un roi guerrier, autant il fut scandalisé de voir au camp cette maîtresse toute-puissante, qui se vantait de faire de lui ce que Blanche de Castille faisait de saint Louis. Mais le roi tombe tout à coup malade: les prêtres lui reprochent le scandale de ce double adultère, lui montrent combien il serait déplorable que le petit-fils de saint Louis mourût dans les bras d'une courtisane, et l'amènent ainsi à congédier la favorite et à recevoir la reine, qui vola au chevet de son époux repentant. Louis guérit, et le peuple, qui le croyait aussi revenu de ses erreurs, le surnomma le Bien-Aimé. Mais bientôt il se replongea dans ses scandaleux amours. La duchesse, qui ne lui avait pardonné son renvoi qu'à la condition qu'il punirait ceux dont elle avait eu à se plaindre, mourut subitement; mais elle fut bientôt remplacée par la marquise de Pompadour, femme aimable et corrompue, dont l'empire survécut à l'amour. Sans être capable de combinaisons fortes et puissantes, son art était de tous les moments. Elle arrachait Louis à ses deux maux ordinaires, l'ennui et les affaires; elle voulait tout connaître pour avoir sujet de raconter, de rire, d'élever ou de rabaisser les auteurs, les magistrats, les diplomates. Éprise des arts et de tout ce qui pouvait charmer ou distraire le roi et séduire la France, elle comprit qu'il lui fallait s'entourer de gens de mérite et qui lui fussent dévoués. Elle réunit une bibliothèque choisie, fit établir la manufacture de tapis de la Savonnerie, augmenter la galerie du Louvre, acheter de Picot le secret de transporter la peinture d'une toile sur une autre embellir Versailles dans le goût auquel elle a donné son nom; et elle posa elle-même plus d'une fois comme modèle devant les artistes qui ornaient la demeure royale de tableaux et de statues. Ferme dans ses résolutions, douée d'un coup d'œil juste, elle se mělait de la politique tant intérieure qu'extérieure, et elle dirigea les ministres et les généraux pendant les vingt années qu'elle régna. Elle disposait du trésor moyennant de simples billets payables sur la seule signature du roi, sans avoir à rendre compte de l'emploi (1). Elle s'en servit pour favoriser le mérite naissant, pour souteuir des talents médiocres, fiers d'une protection que les hommes de génie dédaignaient; pour secourir les pauvres et les orphelins, à l'édification des philosophes et des philanthropes. Lors des couches de la dauphine, elle suggéra au roi de doter six cents jeunes filles au lieu de dépenser cet argent en fêtes. Elle en mariait elle-même un grand nombre sur ses terres, et les courtisans faisaient aussi des mariages par imitation. Cette courtisane titrée était l'âme d'un gouvernement dont l'incapacité et la faiblesse apparaissaient de plus en plus. Nous avons vu l'impératrice Marie-Thérèse lui écrire familièrement; aussi, flattée de cette démarche non moins que blessée des épigrammes de Frédéric II, madame de Pompadour conclutelle avec l'Autriche, par le traité de Versailles, une alliance absurde, détestée par la nation. Pour signer ce traité, elle fit nommer l'abbé de Bernis ministre des affaires étrangères; mais celui-ci, quoique sa créature, la détournant d'une guerre contraire aux intérêts de la Francé, elle lui substitua le duc de Choiseul, et mit Fouquet au ministère de la guerre. Grâce à leur concours, elle parvint à resserrer l'alliance avec l'impératrice, au grand détriment du royaume; car la France perdit ainsi, après d'immenses sacrifices, le Canada, le cap Breton et la Louisiane, à l'est du Mississipi; et il lui fallut céder à l'Espagne le reste de cette contrée, avec la Nouvelle-Orléans, pour l'indemniser de la perte de la Floride. Lorsque la marquise sentit que le prestige de ses charmes s'évanouissait, elle s'arrangea pour procurer au roi, dont elle aimait le pouvoir et non la personne, des amours pas sagères en prenant soin de diriger elle-même sa lubricité. Le parc aux Cerfs était une enceinte qui renfermait plusieurs habitations élégantes, peuplées de jeunes filles destinées aux plaisirs du maître. Pour l'approvisionner, on porta le trouble dans les familles les plus vertueuses, on prépara pendant des années entières des séductions à l'innocence et à la fidélité; on y éleva jusqu'à des petites filles, pour y être livrées, dans la fleur de l'âge, à l'impudicité. Quelques-unes eurent le malheur de se prendre de passion pour ce débauché sans entrailles. Toutes (1) Sous Louis XIV les acquits de comptant montèrent à 10 millions par an; sous Louis XIV ils s'élevèrent dans une seule année jusqu'à 180 millions. sortaient de ce sérail enrichies, mais dépravées; en cas de grossesse, on leur trouvait un mari. Il n'était pas rare non plus qu'une maîtresse du roi passât de sa couche dans un lieu de prostitution, qu'un de ses fils allât figurer sur les tréteaux ou périr dans un hôpital. Ce harem d'un roi très-chrétien, qui sut être scandaleux même après les soupers du régent, coûta cent millions à la France. Les courtisans se livraient à l'envi aux déportements du vice et à un jeu frénétique. La disposition d'une fête donnée par madame de Pompadour; l'inconvenance commise par le roi, qui faisait diner en tiers entre elle et lui le frère de sa maitresse; la chronique lubrique des nouvelles victimes royales, tels étaient les graves intérêts dont s'occupait la cour. Louis XV pensait que tous ses désordres lui seraient pardonnés du moment où il se faisait la champion de la religion catholique; et il fut amené à s'allier avec l'Autriche par l'espérance de détruire le protestantisme avec la monarchie prussienne. Il croyait, avec son aïeul, que les rois étaient quelque chose de supérieur, même aux yeux de Dieu. Ayant une fois menacé Choiseul de l'enfer, celui-ci lui répondit qu'il courait les mêmes risques: Pour moi, reprit-il, c'est autre chose! je suis l'oint du Seigneur. Blasé à trente ans, il ne recherchait les plaisirs que pour échapper à l'ennui. Incapable de manier le pouvoir avec suite, une autorité absolue lui paraissait nécessaire, et il en affichait les formes quand la ferme volonté lui manquait. Parfois il se passa de ministres, et toujours il entretint une correspondance secrète avec ses ambassadeurs près des cours étangères, où il envoyait même des agents particuliers et des espions. Les uns et les autres devaient lui faire des rapports rédigés avec plus de franchise qu'on n'en met d'ordinaire dans la correspondance officielle. A cette manière peu digne de surprendre la vérité il joignait la faiblesse de ne pas savoir en profiter, et laissait son conseil prendre des mesures que la connaissance des faits aurait dâû lui faire rejeter. L'incrédulité s'enhardissait au milieu des désordres intérieurs, et se décorait du nom de liberté de penser. On pouvait déjà apercevoir ses tendances dans quelques actes du gouvernement. En même temps que les philosophes proclamaient que tous les citoyens doivent contribuer également aux charges publiques, les dettes de l'État conseillaient d'abolir les couvents pour s'approprier leurs biens. Le contrôleur général Machault défendit d'établir aucun collége, séminaire, maison religieuse ou hôpital sans licence du roi, et décréta qu'un homme de mainmorte ne pouvait acquérir, recevoir ou posséder sans une concession légale. Le clergé n'osa s'y opposer; mais il en fut autrement de la prétention d'obtenir un état général de ses biens, afin de substituer au don gratuit une taxe régulière. Les esprits étaient très-irrités par la bulle Unigenitus, qui excluait du saint ministère des personnes pieuses et considérées et en laissait mourir d'autres sans sacrements. En 1730 il fut défendu en lit de justice, sous peine de rébellion, de se livrer à aucune discussion sur la grâce et sur les limites de l'autorité ecclésiastique. Mais si les jansénistes ne composaient plus de Provinciales, ils exhalaient leur bile dans de mauvaises chansons, et mettaient en avant des miracles, au grand profit de l'irréligion. De plus, leurs ennemis ne cessaient de les dénoncer comme des perturbateurs et des rebelles envers l'autorité. L'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, prélat vertueux et charitable, mais fort obstiné, considéra comme un sacrilége d'administrer le viatique aux moribonds suspects de jansénisme; il enjoignit en conséquence de ne l'accorder qu'à ceux qui justifieraient d'un billet de confession délivré par le curé de leur paroisse. Grande rumeur à ce sujet : le parlement déclara que le prélat s'était rendu coupable d'abus; que la bulle Unigenitus n'était pas article de foi; et il défendit de refuser la communion sans autre cause que le défaut de certificat du curé. Ainsi commença entre le clergé et le parlement une guerre acharnée, ridicule dans ses détails, mais terrible dans ses conséquences; « on voyait chaque jour le bourreau brûler des pastorales d'évêques qui contestaient la juridiction du parlement; des sergents de justice faire communier les malades, la baïonnette au bout du fusil (1). » Les écrits et les discours multipliaient les profanations, en discréditant les deux partis et en faisant beau jeu à l'incrédulité. Les choses allèrent même si loin que le parlement séquestra les biens de l'archevêque, et proposa de convoquer les pairs pour le mettre en jugement. Le conseil du roi cassa cet arrêt, ainsi que le premier; mais la guerre s'envenima; le parlement, qui n'avait pas demandé (1) VOLTAIRE. mieux que de mettre à profit l'occasion pour faire de l'autorité, dépassa ses attributions; et il fut exilé. Il fut rappelé ensuite à l'occasion de la naissance du dauphin, et un silence absolu fut commandé au parlement comme au clergé. Mais était-ce chose possible? Benoît XIV, appelé à émettre son opinion, répondit par l'encyclique Ex omnibus christiani orbis, où il déclara que la bulle Unigenitus faisait règle de foi, et qu'on ne pouvait y contrevenir sans danger pour son salut; il y permettait toutefois d'administrer les sacrements aux dissidents malades, pourvu qu'ils ne fussent pas publiquement opposés à la bulle. Le parlement rejeta cette encyclique comme abusive; mais le roi en ordonna l'enregistrement. La société de Saint-Sulpice, étrangère à ces querelles théologiques, entendait se tenir dans les limites des fonctions nécessaires au succès de sa vocation; s'abstenir de combattre, mais édifier; préparer des ministres à l'Église dans les divers degrés de la hiérarchie; donner l'habitude des études sérieuses et du bon emploi du temps; dociles envers les pasteurs, les sulpiciens surent se maintenir dans les diocèses des évêques dissidents : ils mettaient l'ambition à l'écart, et formaient, à l'aide de leurs dotations, des élèves distingués. Languet, curé de Saint-Sulpice, distribuait un million d'aumônes par an, et son mobilier se composait d'un lit de serge avec deux chaises de paille. 1754. 1756. Mais, dans cette guerre déclarée du parlement, des jansénistes, des gens de lettres, le véritable vaincu était toujours la cour. Nous avons déjà vu le parlement reprendre vigueur pendant la régence. Lorsque ensuite de nouveaux impôts furent nécessaires pour la guerre de Pologne, il refusa de les enregistrer. Il fallut donc que le roi, dans un lit de justice, ordonnat l'exér cution immédiate de ses édits, en déclarant au parlemeut qu'il pouvait faire des remontrances, mais qu'il devait obéir après avoir entendu la volonté souveraine, et ne pas interrompre le cours de la justice pour quelque raison que ce fût. 1732. Louis XV ayant de nouveau besoin d'argent pour la guerre contre l'Angleterre, le parlement refusa d'enregistrer les édits bursaux. Le roi eut encore recours à un lit de justice, dans lequel il déclara, que les chambres du parlement ne pouvaient se réunir sans la permission de la grand'chambre; que le droit de dénonciation n'appartenait qu'au procureur général; qu'il fallait compter dix ans de service pour avoir voix délibérative; enfin que le cours de la justice ne pouvait jamais être interrompu. , 1755. |