DU LYONNAIS. JEAN-JACQUES ROUSSEAU A LYON. J'aime les souvenirs d'outre-tombe, et tout ce qui me parle du passé, tout ce qui me rappelle, par des traits vifs et profonds, le misérable néant de l'homme. Les pensées de mort ont bien aussi leur douceur, et lorsque les tristes agitations, les querelles mesquines, les ridicules sottises, les petites vanités de l'espèce humaine pourraient jeter en votre ame un affligeant scepticisme, vous trouvez à côté de cela une sorte de consolation dans l'aspect anticipé de la fin de toutes choses. Si long-temps que l'on s'agite sur cette terre pour s'y asseoir et s'y dresser une tente, si grand et si puissant que l'on soit par la parole, par les armes, par les richesses, toujours est-il qu'un jour doit venir où il faudra ployer sa tente, même avant le soir; où le génie s'éteindra comme une flamme vulgaire, où le conquérant dormira dans la tombe, où le riche laissera tous ses trésors, et dira aux vers de la terre : Vous êtes ma mère et mes sœurs! Voilà quelles pensées me venaient à l'esprit en voulant parler d'un homme fameux dont toute la vie tendit à la gloire, au mouvement, à l'agitation. Que de choses contraires sont venues se croiser dans cette existence tumultueuse et emportée par chaque orage du jour! En quel lieu J.-J. Rousseau n'a-t-il pas laissé quelques débris de son ame brûlante et passionnée, quelques traces de son passage! Et maintenant pesez tout ce qui reste de ces heures, de ces années si mauvaises! des volumes qui nous parlent encore de leur auteur, et puis des souvenirs épars çà et là. Ce sont ces souvenirs que j'ai voulu colliger ici, des souvenirs qui puissent nous montrer J.-J. Rousseau dans ses divers séjours à Lyon, nous rappeler quels goûts, quelles occupations relenaient parmi nos ancêtres le citoyen de Genève, le citoyen cosmopolite. Je ne prétends pas juger l'homme de génie, l'écrivain brûlant et chaleureux; encore moins veux-je me livrer contre l'auteur d'Emile à ces épileptiques déclamations qui défrayent tant de livres, tant de discours; je n'ai d'autre dessein, moi, d'autre ambition que de recueillir quelques documents sur les voyages de J.-J. Rousseau à Lyon, et de les lui laisser raconter lui-même. Jean-Jacques avait trente ans, et n'avait encore rien écrit ; il vivait en 1732 chez Mme de Warens, qu'il a si honteusement diffamée : Petit fut mon nom, dit-il; Maman fut le sien ; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous (1). Or, il arriva par un beau jour que Maman ordonna à Petit de suivre au moins jusqu'à Lyon un musicien nommé Le Maître; vous allez voir comment il s'acquitta de la commission : Après avoir passé très-agréablement quatre on cinq jours à Belley, nous en repartimes et continuâmes notre route... Arrivés à Lyon, nous fùmes loger (1) CONFESSIONS, livre III. quelques sous qui me restaient à payer mon pain que mon gite, parce qu'après tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, dans ce cruel état où je n'étais ni inquiet ni triste, je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les réponses que devait recevoir Mlle du Châtelet, couchant à la belle étoile et dormant étendu par terre ou sur un banc aussi tranquillement que sur un lit de roses. Rousseau nous a retracé une de ces nuits passées à la belle étoile, et la peinture qu'il en a fait est un des plus beaux, des plus poétiques endroits de ses Confessions. Tout le monde a cru qu'il voulait désigner une espèce de grotte que l'on trouve encore dans le chemin des Etroits. Les traits de son récit cadrent admirablement avec ce que nous avons sous les yeux, et il me semble que l'on peut être de l'avis de la tradition populaire, quoiqu'en ait dit M. Ch. Fr... daus Lyon vu de Fourvières, page 539. Voici donc cet admirable tableau : Je me souviens même d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardius élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé; il avait fait très-chaud ce jour-là, la soirée était charmante ; la rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille, l'air était frais sans être froid; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu de regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres; un rossignol était précisément au-dessus de moi; je m'endormis à son chant; mon sommeil fut doux, mais le réveil le fut davantage. Il était grand jour; mes yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai; la faim me prit; je m'acheminai galment vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeûner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais chantant tout le long du chemin; et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thomery, que je savais par cœur. Que béni soit le bon saint Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptais, et un diner bien meilleur encore, sur lequel je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller et de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi; je me retourne, je vois un Antonin (1) qui me suivait et qui paraissait m'écouter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner : je lui compte une partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai; ma meilleure manière de l'apprendre était d'en copier. Eh bien! me dit-il, venez avec moi, je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J'acquiesçai très-volontiers, et je le suivis. Cet Antonin s'appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il la savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec ses amis. Il n'y avait rien lå que d'innocent et d'honnête, mais ce goût dégénérait probablement en fureur, dont il était obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu'il avait copiée. Il m'en donna d'autre à copier, particulièrement la cantate que j'avais chantée, et qu'il devait chanter lui-même dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre jours à copier tout le temps que je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur cuisine; et il fallait qu'elle fût bonne, si leur ordinaire valait le mien. De mes jours je n'eus tant de plaisir à manger; et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à propos, car j'étais sec comme du bois. Je travaillais presque d'aussi bon cœur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je n'étais pas aussi correct que diligent. Quelques jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s'étaient trouvées pleines d'omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j'ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j'étais le moins propre, nou que ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement; mais l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de temps à gratter qu'à noter, et que si je n'apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l'exécution. Je fis donc très-mal en voulant bien faire, et, pour aller (1) Les ANTONINS étaient une communauté de moines sécularisés, et qui étaient décorés de la croix de Malte, pour avoir autrefois donné une partie de leurs biens à cet ordre militaire. |