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vite, j'allais tout de travers. Cela n'empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu'à la fin, et de me donner encore en sortant un écu que je ne méritais guère, et qui me remit tout-à-fait en pied; car peu de jours après je reçus des nouvelles de maman, qui était à Chambéri, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors, mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un cœur sensible aux soins de la Providence. C'est la dernière fois de ma vie que j'ai senti la misère et la faim.

Je restai à Lyon sept à huit jours encore pour attendre les commissions dont maman avait chargé Mlle du Châtelet, que je vis durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie, et n'étant plus distrait que par ces cruels retours sur ma situation, qui me forçaient de la cacher. Mlle du Châtelet n'était ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait pas de gråce; elle était liante et familière, et son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et c'est d'elle, én première origine, que ce même goût m'est venu. Elle aimait les romans de Le Sage, et particulièrement Gil Blas: elle m'en parla, me le prêta; je le lus avec plaisir; mais je n'étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures: il me fallait des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon temps à la grille de Mlle du Châtelet avec autant de plaisir que de profit; et il est certain que les entretiens intéressants et sensés d'une femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux Chazottes avec d'autres pensionnaires et de leurs amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans après, et avec raison, car c'était une charmante fille.

En 1740, voici de nouveau Jean-Jacques dans les murs de notre cité; il y venait pour faire l'éducation des enfants de M. de Mably, grand-prévôt à Lyon (1).

Le Courrier Français du 3 mars 1837 présentait, en Variétés, l'histoire et l'analyse d'une lettre autographe de Rousseau, lettre écrite de Grenoble, en date du 25 avril 1740. Cette lettre contient les lignes suivantes, qui nous appren

(1) Musset-Pathay, HIST. DE LA VIE ET DES OUVRAGES DE J.-J. ROUSSEAU, tom. II, pag. 41 et 314, édit, in-8°.

nent quels étaient, chez M. de Mably, les appointements de Rousseau :

Mme de Warens, dit-il, avait à Grenoble une amie appelée Mme Deybens, dont le mari était ami de M. de Mably, grand prévôt à Lyon. M. Deybens me proposa l'éducation des enfants de M. de Mably; j'acceptai, et je partis pour Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d'une séparation dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort.

On lit plus loin :

M. de Mably ne me donnera que 350 1. de fixe, les 50 1. restantes seront par forme d'étrennes. Je pars demain pour Lyon.

J'avais à peu près, dit Rousseau, les connaissances nécessaires pour un précepteur, et j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably, j'eus le temps de me désabuser. La douceur de mon caractère m'eût rendu propre à ce métier, si l'emportement n'y eût mêlé ses orages. Tant que tout allait bien, et que je voyais réussir mes soins et mes peines, alors je n'épargnais point, j'étais un ange; j'étais un diable, quand les choses allaient de travers. Quand mes élèves ne m'entendaient pas, j'extravaguais; et quand ils marquaient de la méchanceté, je les aurais tués; ce n'était pas le moyen de les rendre savants et sages. J'en avais deux; ils étaient d'humeurs très-différentes; l'un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac (1), paraissait presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvant rien apprendre (2). On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-être aurais-je pu réussir; mais, faute de l'une et de l'autre, je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient trèsmal. Je ne manquais pas d'assiduité, mais je manquais d'égalité, surtout de prudence. Je ne savais employer auprès d'eux que trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des enfants: le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je m'attendrissais avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer; je voulais l'attendrir lui-même, comme si l'enfant était susceptible d'une véritable émotion de cœur; tantôt je m'épuisais à lui parler raison, comme s'il avait pu m'entendre; et comme il me faisait quelquefois des

(1) Du nom de son oncle devenu depuis si célèbre.

(2) CONFESSIONS, livre IV, pag. 466.

arguments très-subtils, je le prenais tout de bon pour raisonnable , parce qu'il était raisonneur. Le petit Condillac était encore plus embarassant, parce que, n'entendant rien, ne répondant rien, ne s'émouvant de rien, et d'une opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m'avait mis en fureur; alors c'était lui qui était le sage, et c'était moi qui étais l'enfant. Je voyais toutes mes fautes, je les sentais; j'étudiais l'esprit de mes élèves, je les pénétrais très-bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois j'aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le remède? En pénétrant tout, je n'empêchais rien, je ne réussissais à rien, et tout ce que je faisais était précisément ce qu'il ne fallait pas faire.

Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves. J'avais été recommandé par Mme Deybens à Mme de Mably. Elle l'avait priée de former mes manières et de me donner le ton du monde. Elle y prit quelques soins, et voulut que j'apprisse à faire les honneurs de sa maison; mais je m'y pris si gauchement, j'étais si honteux, si sot, qu'elle se rebuta, et me planta là. Cela ne m'empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d'elle. Je fis assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d'humeur à faire les avances, et j'en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont même je m'ennuyai bientôt, voyant qu'ils n'aboutissaient à rien.

J'avais tout-à-fait perdu chez maman le goût des petites friponneries, parce que, tout étant à moi, je n'avais rien à voler. D'ailleurs les principes élevés que je m'étais faits devaient me rendre désormais bien supérieurs à de telles bassesses, et il est certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire été, mais c'est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la racine; et j'aurais grand'peur de voler comme dans mon enfance si j'étais sujet aux mêmes désirs. J'eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne regardais même pas, je m'avisai de convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois très-joli, dont quelques verres que par-ci par-là je buvais à table m'avaient fort affriandé. Il était un peu louche; je croyais savoir bien coller le vin, je m'en vantai; on me confia celui-là; je le collai, et le gâtai, mais aux yeux seulement; il resta toujours agréable à boire, et l'occasion fit que je m'en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n'ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m'était impossible d'en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c'était me déceler, et presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même, je n'osai jamais. Un beau monsieur, l'épée au côté, aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d'une grande princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas de pain, et qui répondit : Qu'ils mangent de la brioche! J'achetai de la brioche. Encore que de façons pour en venir là ! Sorti seul à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pâtissiers, avant d'entrer chez aucun. Il fallait qu'il n'y eût qu'une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m'attirat beaucoup, pour que j'osasse franchir le pas. Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul, en lisant quelques pages de roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d'un tête-à-tête : c'est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c'est comme si mon livre dînait avec moi.

Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas forts indiscrets; cependant ils se découvrirent; les bouteilles me décelèrent. On ne m'en fit pas semblant, mais je n'eus plus la direction de la cave. En tout cela, M. de Mably se conduisit honnêtement et prudemment. C'était un très-galant homme, qui, sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur de caractère et une rare bonté de cœur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un officier de maréchaussée, même très-humain. En sentant son indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans sa maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin, dégoûté d'un métier auquel je n'étais pas propre et d'une situation très-gênante qui n'avait rien d'agréable pour moi, après un an d'essai, durant lequel je n'épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably luimême voyait tout cela aussi bien que moi. Cependant je crois qu'il n'eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la peine, et cet excès de condescendance en pareil cas n'est assurément pas ce que j'approuve.

Tout ceci se passait rue Saint-Dominique, où habitait le grand-prévôt, et où j'ai souvent pensé à Jean-Jacques Rousseau buvant son petit vin blanc d'Arbois.

En 1741, Rousseau, qui avait cessé de faire l'éducation des enfants de M. de Mably, nous apprend qu'avant de se rendre

à Paris, il s'arrêta quelque temps à Lyon pour y voir ses connaissances, pour s'y procurer quelques recommandations et pour vendre les livres de géométrie qu'il avait apportés avec lui.

Tout le monde, dit-il, m'y fit accueil. M. et Mme de Mably marquèrent du plaisir à me revoir, et me donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance avec l'abbé de Mably, comme je l'avais déjà faite avec l'abbé de Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur frère. L'abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un et l'autre me furent des connaissances très-agréables, surtout le premier, qui, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me marquer de l'amitié, et de me donner dans nos tête-àtête des conseils dont j'aurais dû mieux profiter.

Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis long-temps fait connaissance, et qui m'avait souvent obligé de grand cœur et avec le plns vrai plaisir. En cette occasion, je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont je devais la connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de l'aller voir à Paris, ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont j'aurai souvent à parler dans la suite, m'ait jamais été utile à rien.

Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans ma détresse à un de mes précédents voyages. Il m'avait prêté ou donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela, s'il s'agissait ici de ce que j'ai dû; mais il s'agit de ce que j'ai fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose.

Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau qu'il avait fait au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et dont la douceur de caractère et la bonté de cœur faisaient à peu près tout le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement; car elle était

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