au dernier terme d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchants d'un homme que l'espèce de ses attachements. Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot. J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite, je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de leurs services n'est sorti de mon cœur mais il m'en eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la leur témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces; sitôt que je commence à me relâcher, la honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence, et j'ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait attention, et je les ai toujours trouvés les mêmes; mais on verra, vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amourpropre d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé. Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon cœur des souvenirs bien tendres; c'est Mlle Serre, dont j'ai déjà parlé dans ma première partie, et avec laquelle j'avais renouvelé connaissance tandis que j'étais chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon cœur se prit, et très-vivement. Voici la lettre à grands sentiments que Rousseau écrivit alors à cette charmante fille : A Mademoiselle.... ...1741. Je me suis exposé au danger de vous revoir, et votre vue a trop justifié mes craintes, en rouvrant toutes les plaies de mon cœur. J'ai achevé de perdre auprès de vous le peu de raison qui me restait, et je sens que, dans l'état où vous m'avez réduit, je ne suis plus bon à rien qu'à vous adorer. Mon mal est d'autant plus triste, que je n'ai ni l'espérance ni la volonté d'en guérir, et qu'au risque de tout ce qui peut en arriver, il faut vous aimer éternellement. Je comprends, Mademoiselle, qu'il n'y a de votre part à espérer aucun retour; je suis un jeune homme sans fortune, je n'ai qu'un cœur à vous offrir, et ce cœur, tout plein de feu, de sentiments et de délicatesse qu'il puisse être, n'est pas sans doute un présent digne d'être reçu de vous. Je sens cependant, dans un fond inépuisable de tendresse, dans un caractère toujours vif et toujours constant, des ressources pour le bonheur, qui devraient, auprès d'une maîtresse un peu sensible, être comptées pour quel : que chose en dédommagement des biens et de la figure qui me manquent. Mais quoi! vous m'avez traité avec une dureté incroyable, et s'il vous est arrivé d'avoir pour moi quelque espèce de complaisance, vous me l'avez ensuite fait acheter si cher, que je jurerais bien que vous n'avez eu d'autres vues que de me tourmenter. Tout cela me désespère sans m'étonner, et je trouve assez dans tous mes défauts de quoi justifier votre insensibilité pour moi mais ne croyez pas que je vous taxe d'être insensible, en effet. Non, votre cœur n'est pas moins fait pour l'amour que votre visage. Mon désespoir est que ce n'est pas moi qui devais le toucher. Je sais de science certaine que vous avez eu des liaisons, je sais même le nom de cet heureux mortel qui trouva l'art de se faire écouter; et, pour vous donner une idée de ma façon de penser, c'est que, l'ayant appris par hasard, sans le chercher, mon respect pour vous ne me permettra jamais de vouloir savoir autre chose de votre conduite que ce qu'il vous plaira de m'en apprendre vous-même. En un mot, si je vous ai dit que vous ne seriez jamais religieuse, c'est que je connaissais que vous n'étiez en aucun sens faite pour l'être; et si, comme amant passionné, je regarde avec horreur cette pernicieuse résolution, comme ami sincère et comme honnête homme, je ne vous conseillerai jamais de prêter votre consentement aux vues qu'on a sur vous à cet égard; parce qu'ayant certainement une vocation tout opposée, vous ne feriez que vous préparer des regrets superflus et de longs repentirs. Je vous le dis comme je le pense au fond de mon ame et sans écouter mes propres intérêts. Si je pensais autrement, je vous le dirais de même; et, voyant que je ne puis être heureux personnellement, je trouverais du moins mon bonheur dans le vôtre. J'ose vous assurer que vous me trouverez en tout la même droiture et la même délicatesse; et, quelque tendre et quelque passionné que je sois, j'ose vous assurer que je fais profession d'être encore plus honnête homme. Hélas! si vous vouliez m'écouter, j'ose dire que je vous ferais connaître la véritable félicité; personne ne saurait mieux la sentir que moi, el j'ose croire que personne ne la saurait mieux faire éprouver. Dieu! si j'avais pu parvenir à cette charmante possession, j'en serais mort assurément; et comment trouver assez de ressources dans l'ame pour résister à ce torrent de plaisirs? Mais si l'amour avait fait un miracle, et qu'il m'eût conservé la vie, quelque ardeur qui soit dans mon cœur, je sens qu'il l'aurait encore redoublée; et, pour m'empêcher d'expirer au milieu de mon bonheur, il aurait à chaque instant porté de nouveaux feux dans mon sang : cette seule pensée le fait bouillonner; je ne puis résister aux piéges d'une chimère séduisante; votre charmante image me suit partout; je ne puis m'en défaire même en m'y livrant; elle me poursuit jusques pendant mon sommeil, elle agite mon cœur et mes esprit; elle consume mon tempérament, et je sens, en un mot, que vous me tuez malgré vous-mêine, et que, quelque cruauté que vous ayez pour moi, mon sort est de mourir d'amour pour vous. Soit cruauté réelle, soit bonté imaginaire, le sort de mon amour est toujours de me faire mourir. Mais, hélas! en me plaignant de mes tourments, je m'en prépare de nouveaux ; je ne puis penser à mon amour sans que mon cœur et mon imagination s'échauffent, et quelque résolution que je fasse de vous obéir en commençant mes lettres, je me sens ensuite emporté au-delà de ce que vous exigez de moi. Auriez-vous la dureté de m'en punir? Le ciel pardonne les fautes involontaires; ne soyez pas plus sévère que lui, et comptez pour quelque chose l'excès d'un penchant invin cible qui me conduit malgré moi bien plus loin que je ne veux; si loin même que, s'il était en mon pouvoir de posséder une minute mon adorable reine, sous la condition d'être pendu un quart d'heure après, j'accepterais cette offre avec plus de joie que celle du trône de l'univers. Après cela, je n'ai plus rien à vous dire; il faudrait que vous fussiez un monstre de barbarie pour me refuser un moins un peu de pitié. L'ambition ni la fumée ne touchent point un cœur comme le mien ; j'avais résolu de passer le reste de mes jours en philosophe, dans une retraite qui s'offrait à moi; vous avez détruit tous ces beaux projets; j'ai senti qu'il m'était impossible de vivre éloigné de vous, et, pour me procurer les moyens de m'en rapprocher, je tente un voyage et des projets que mon malheur ordinaire empêchera sans doute de réussir. Mais puisque je suis destiné à me bercer de chimères, il faut du moins me livrer aux plus agréables, c'està-dire à celles qui vous ont pour objet; daignez, mademoiselle, donner quelque marque de bonté à un amant passionné, qui n'a commis d'autre crime envers vous que de vous trouver trop aimable; donnez-moi une adresse, et permettez que je vous en donne une pour les lettres que j'aurai l'honneur de vous écrire et pour les réponses que vous voudrez bien me faire; en un mot, laissez-moi par pitié quelque rayon d'espérance, quand ce ne serait que pour calmer les folies dont je suis capable. Ne me condamnez plus pendant mon séjour ici à vous voir si rarement; je n'y saurais tenir; accordez-moi du moins, dans les intervalles, la consolation de vous écrire et de recevoir de vos nouvelles; autrement je viendrai plus souvent, au risque de tout ce qui pourra en arriver. Je suis logé chez la veuve Petit, en rue Genti, à l'Epée royale. Aujourd'hui encore, nous avons la rue Gentil, mais on n'y trouve plus l'Epée royale, les choses s'effacent vîte de la terre. Rousseau nous apprend quel fut le résultat de sa passion pour Mile Serre: J'eus quelque lieu de penser, dit-il, que son cœur ne m'était pas con traire; mais elle m'accorda une confiance qui m'ota la tentation d'en abuser. Elle n'avait rien, ni moi non plus; nos situations étaient trop semblables pour que nous puissions nous unir; et, dans les vues qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune négociant, nommé Genève, paraissait vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passait pour l'être, Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui, je désirai qu'il l'épousàt, comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hàtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des vœux qui n'ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas!: bien court; car j'appris dans la suite qu'elle était morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du cœur. 1743-1744. Rousseau, en se rendant à Venise en qualité de secrétaire de M. Montaigu, passe de nouveau à Lyon. Il nous apprend qu'il aurait bien voulu prendre la route du MontCenis , pour voir en passant la pauvre maman, mais qu'il descendit le Rhône pour aller s'embarquer à Toulon. 1754-1756. Rousseau passe de rechef à Lyon : Gauffecourt, avec lequel j'étais alors extrêmement lié, se voyant obligé d'aller à Genève pour son emploi, me proposa ce voyage: j'y consentis. Je n'étais pas assez bien pour me passer des soins de la gouverneuse : il fut décidé qu'elle serait du voyage, que sa mère garderait la maison; et, tous nos arrangements pris, nous partimes tous trois ensemble le 1er juin 1754. Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première expérience qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avais alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'étais né, et auquel je m'étais toujours livré sans réserve et sans inconvénient. Nous avions un carosse bourgeois, qui nous menait avec les mêmes chevaux à très-petites journées. Je descendais et marchais souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route, que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester scule dans la voiture avec Gauffecourt, et que quand, malgré ses prières, je voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je la grondai longtemps de ce caprice, et même je m'y opposai tout-à-fait, jusqu'à ce qu'elle se vit forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus rêver, je tombai des nues quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt, âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs et de jouissances, travaillait depuis notre départ à corrompre une personne qui n'était plus ni belle ni jeune, qui appartenait à son ami; et cela par les moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de l'émouvoir par la lecture d'un livre abominable, et par la vue de figures infàmes dont il était plein. Thérèse, indignée, lui lança une fois son vilain livre par la portière ; et j'appris que le premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller coucher sans souper, il avait employé tout le temps de ce tête à-tête à des tentatives et des manoeuvres plus dignes d'un satyre et d'un bouc, que d'un honnête homme, auquel j'avais confié ma compagne et moi-même. Quelle surprise! quel serrement de cœur tout nouveau pour moi! Moi, qui jusque alors avais cru l'amitié inséparable de tous les sentiments aimables et nobles qui font tout son charme, pour la première fois de ma vie je me vois forcé de l'allier au dédain, et d'ôter ma confiance et mon estime à un homme que j'aime et dont je me crois aimé ! Le malheureux me cachait sa turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui cacher mon mépris, et de receler au fond de mon cœur des sentiments qu'il ne devait pas connaître. Douce et sainte illusion d'amitié! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empêché depuis lors de retomber ! A Lyon, je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la revoir. Je la revis... Les Mémoires secrets de Bachaumont nous apprennent que Jean-Jacques se trouvait à Lyon en 1768 (1). En 1770, l'illustre philosophe arriva dans notre cité vers la fin de mars, et y demeura trois mois; il y avait loué une chambre garnie dans la maison de la Couronne d'Or, place de la Comédie; c'est pendant ce séjour que son Pygmalion fut joué dans une des salles de l'Hôtel-de-Ville, et que Rous (1) Voyez aussi les TABLETTES CHRONOLOGIQUES de M. Péricaud. |