ce miracle du bréviaire romain, ne menace point d'excommunication les ames qui y resteraient crédules. Au reste, si, au lieu d'une vérité, je redonnais cours à une fable généralement inconnue aujourd'hui, la faute n'en serait point à moi, c'est le narrateur du XVIIe siècle que j'en rendrais responsable, car c'est lui qui a formé ma conviction et je ne dirai rien que lui même n'ait articulé s'appuyant sur huit sortes de preuves toutes très violentes et très victorieuses, pour parler son langage. En l'année 1082 régnait en France le roi légitime Philippe premier qui affermissait chaque jour son pouvoir, profitant sagement de l'absence de ses plus puissants vassaux que leur humeur turbulente et leur bravoure chevaleresque emportaient vers la conquête de la terre sainte. Appelé au trône, dit l'historien, avant sa majorité, le roi enfant avait été loyalement protégé par son tuteur le comte de Flandre, nommé prudemment régent du royaume à l'exclusion d'un duc de la famille royale dont on craignait la rapacité et surtout l'ambition usurpatrice, car il était oncle du roi mineur. Voici donc ce qui arriva la vingt-deuxième année de ce règne légitime et la deuxième du pontificat de Clément VIII. Le chanoine Raymond, grand personnage chargé de dignités, célèbre dans les sciences d'alors, si juste aux yeux des hommes que lorsqu'il paraissait en public il était comme adoré par le peuple, tomba grièvement malade, fut vainement secouru par les maîtres de la médecine et par les prières publiques, et mourut.-Tout Paris est en deuil; le Clergé, l'Université et la Cour sont en peine pour la pompe de ces funérailles. L'évêque et tout le diocèse célèbrent le service en l'église de Notre-Dame. A l'issue de la messe, comme on allait enterrer le corps et comme on disait sur lui les prières des morts, après lui avoir découvert la face, l'officiant entonna d'une voix vibrante la leçon qui commence par ces mots : - Responde mihi: réponds-moi. Lors on voit le corps, jusque là étendu dans sa bière, se lever lentement, à la grande terreur de tous les assistants, et il dit à haute voix: Justo Dei judicio accusatus sum; par le juste jugement de Dieu je suis accusé. - On délibère, on doute s'il est mort ou s'il est vivant, on se résout enfin à attendre jusqu'au lendemain. Cependant tout Paris instruit du miracle se porte le jour suivant à Notre-Dame, la bière est de nouveau découverte, on officie et l'on vient chanter les leçons sur le corps au milieu des torches funèbres. Quand le prêtre eut dit, sans doute d'une voix moins assurée que la veille, Responde mihi, le défunt, à la vue de tous, se met sur son séant et répond: Justo Dei judicio judicatus sum : par le juste jugement de Dieu je suis jugé. Voilà que de nouveau on délibère. Ce jugement peut être bon ou mauvais. Ce n'est pas encore la fin. On remet au lendemain. Pour cette dernière fois il répondit : Justo Dei judicio damnatus sum : par le juste jugement de Dieu je suis damné. Oh! dès lors on ne délibère plus on prend le corps et on le traîne à la voirie comme indigne de reposer en terre sainte. Saint Bruno médita, dès cette époque, sa fuite du monde et se résolut à tout tenter pour éviter une destinée pareille à celle du chanoine Raymond. Nul homme pouvait-il se flatter de vivre plus saintement qu'il n'avait vécu au milieu de Paris? n'était-il pas l'exemple des plus belles et des plus simples vertus? et il est damné! damné! - Dieu a damné son prêtre qui, pendant soixante ans, avait chanté ses louanges jour et nuit! avait répandu et fait aimer sa doctrine! Qui donc pouvait espérer de se sauver dans ce monde !.... Après avoir communiqué ses terreurs à six d'entre ses compagnons, saint Bruno se mit sous la protection de saint Jean-Baptiste, l'ange des déserts, et Hugues, alors évêque de Grenoble, les conduisit dans les gorges solitaires de la Chartreuse, où s'élève aujourd'hui le couvent qu'on a appelé du nom de la montagne. Le petit torrent de la commune de Corenc me conduit, par un sentier qui traverse des vignes en espalier, presqu'au pied du château Boqueron, le plus irrégulier dans ses formes, le plus bizarre dans ses constructions qu'on ait vu dans les temps anciens et que plus probablement encore on verra dans les temps futurs. On aime à voir et à entendre ce petit torrent dont les flots constamment divisés reproduisent pour les voyageurs qui suivent son cours le double miracle de la colonne des Hébreux : la nuit, il les guide par son murmure et le blanc argenté de son écume, et il tempère par la fraîcheur de son brouillard les chaleurs trop fortes du jour. Le chemin se rétrécit, devient raboteux, raide et se rapproche du sommet de Saint-Eynard. Derrière moi, s'agrandit toujours davantage l'immense vallée du Grésivaudan que les sinuosités de la route permettent de voir presque toujours et ne dérobent par intervalles que pour la laisser voir encore plus magnifique. Le ravin devient profond, puis tout-à-coup il se comble et disparaît. Une prairie l'a remplacé. Le nom de cette prairie dépeint parfaitement le tableau que présentent la double gorge qu'on laisse derrière soi et celles dans lesquelles on entre, on l'appelle le passage des Quatre-Vents. Cette première partie de la route, ce premier sommet de la montagne sont vivement animés par de nombreux attelages de bœufs qui descendent des sapins dans la plaine. Je traverse un pont de glace que les eaux de la Vence ont jeté sur la route comme pour s'abriter et suivre saus être troublés leur course grondeuse. J'entre dans le Sapey. Le Sapey est la réunion d'une trentaine de maisons à une étage, recouvertes de planchettes en sapin imitant l'ardoise à s'y méprendre, ou mieux le Sapey est l'entrée d'une magnifique forêt de sapins. Ici la neige et la glace deviennent imposantes, tout prend une teinte vraiment sévère. Une boussole bien aimée qui m'a si fidèlement montré mon pays dans les glaciers des Pyrénées espagnoles devient une fois encore ma seule ressource. Les premiers moments d'une marche sur la glace sont empreints d'une défiance instinctive à laquelle la volonté ne peut rien, c'est un tremblement presqu'imperceptible, mais bien réel qui court dans les chairs et que l'habitude seule fait disparaître. Cette habitude heureusement s'acquiert en moins d'une heure. Le mauvais temps prédit se réalise; la marche n'est cependant point impraticable. Je sais ce que signifie ce mot impraticable chez les guides montagnards; et à l'entrée du désert, je vis que je devais m'aventurer seul. J'écoutai tous leurs sinistres avertissements et les en remerciai du fond du cœur leur disant en me remettant en marche qu'un danger prévu était à moitié conjuré, et que pour l'autre moitié je me chargeais de la conjurer tout seul. Je me suis éloigné à la stupéfaction générale. Cependant, la fièvre lente qui me dévore depuis cinq mois vient de me ressaisir; je la sens redoubler sous le froid; à cette heure ma poitrine est plus que jamais oppressée; je regorge le sang; mais ne me laissant abattre ni par cette fièvre, ni par ce mal, j'en emprunterai une énergie nouvelle. Il n'est personne qui, ayant regardé fixément un objet pendant longtemps, n'ait fini par perdre le sentiment de sa forme et bientôt sa vue même, c'est ce qui arrive devant cette grande nappe blanche que présente incessamment la neige au voyageur qui la foule. Chaque aspérité de ce blanc scintille, se colore par instant, puis finit par devenir et rester rouge. C'est le vertige du glacier. Il faut alors se frotter vigoureusement les tempes avec de la neige: le remède n'est ni éloigné ni difficile à se procurer. Avant de pénétrer dans la forêt qui me dérobera pour toujours l'imposant spectacle de ces chaînes des Alpes ainsi vues de l'un de leurs sommets, je les contemple avec admiration une dernière fois : tous ces pics sourcilleux, toutes ces crètes blanches, toutes ces ondulations profondes figurées par la neige, s'offrent au regard comme l'écume et les vagues d'une tempête rendue instantanément immobile. La forêt des Cottaves est vaste et épaisse; elle offre tantôt une nuit sombre, tantôt de brusques éclaircies, quelquefois des avenues dont l'œil n'atteint pas la profondeur, quelquefois des sentiers tortueux et impraticables. J'ai perdu tout chemin frayé pour la seconde fois: je me dirige sur la foi d'une carte du pays que le vent me permet mal de consulter et sur les conseils plus certains de l'aiguille aimantée. Un vallon 's'étend au sein même de ces masses d'arbres séculaires, à l'extrémité se découvre une huitaine de maisons que les habitants appellent encore aujourd'hui un village; c'est l'ancienne commune paroissiale de Chartreuse. Dans ces contrées tout rappelle si constamment les possessions sans bornes de l'ancien couvent qu'on penserait que Perrault y a puisé la penséedu voyage du marquis de Carabas et de son Chat botté. Le Grand Logis. - La Courrerie. - Entrée au désert. |