que l'heureux génie de ceux qui l'habitent. Une ville, célèbre même dès la naissance du monde, élève au milieu de ces deux rivières une tête superbe; elle possède tous les biens de l'univers, qu'elle ne doit point à de sanglantes victoires, et que des travaux pénibles n'ont point arrachés à la terre avec le secours des bœufs et de la charrue. L'or y afflue de toutes parts, amené par l'Océan et par la Méditerranée; et, tandis qu'il passe de main en main, il va et vient, obtenant sans cesse de nouveaux accroissements. Cette cité voit ses enfants, répandus sur toute la surface du globe, échanger des marchandises pour augmenter ses trésors. Quoique absents, ils y dirigent leur fortune et leurs entreprises; revenus dans leurs foyers, ils traitent de là avec les contrées les plus éloignées, et la confiance préside aux transactions. Muni de feuilles légères où ils ont inscrit leurs noms, partout, sans vous charger d'or, vous serez à l'abri de l'indigence. L'étranger qui arrive en ces lieux y acquiert bientôt de grandes richesses, s'il a pour compagnes la probité et la bonne foi, s'il se livre assidûment au travail et ne s'écarte jamais des simples règles de la prudence. Les procès y sont inconnus, ou, s'il s'en élève parfois, ils n'y sont point hérissés de chicanes ni de difficultés; ils ne produisent pas d'éternelles divisions. Le juge ne s'applique pas à jeter des semences de discordes sans cesse renaissantes; il ne vend pas la justice au prix du bien des deux plaideurs, et la victoire est profitable à celui qui l'a remportée. L'arrêt qui met un terme au différend, en met un aussi à la haine; il l'extirpe jusqu'aux racines, et ramène soudain les douceurs de la paix (1). » M. Veiss (2) rapporte que de La Berchère, archevêque de Narbonne, cédant aux instances de Vanière, avait légué sa riche bibliothèque aux jésuites de Toulouse. Ses héritiers attaquèrent ce legs, et l'affaire ayant été renvoyée au conseil : : Dans son .... d'état, Vanière fut chargé du rôle de solliciteur. ..... Pendant le séjour que le P. Vanière a fait à Lyon pour y faire imprimer son Dictionnaire poétique, son libraire lui avait fait un procès épouvantable que j'ai enfin terminé au gré des deux parties. Il a trop fait de cas d'un service si peu important, et il l'a trop payé par le seul récit qu'il en a fait dans ces vers (2). » Maintenant, voici les vers en question; ils sont tirés de la 3me églogue, composée par l'auteur, quand il fut de retour à Toulouse, cum Lugduno Tolosam rediisset; TITYRUS. An quisquam potuit lites intendere Mopso? (1) Lettres de Rousseau sur différents sujets; Genève, Barillot et fils, 1749, t. 1, part. 1, p. 252 et suiv. (2) Lettres familières de MM. Boileau Despréaux et Brossette, publiées par M. Cizeron-Rival; Lyon, F. de Los-Rios, 1770, t. m, p. 27.-Breghot du Lut, Melanges, t. 1, p. 285. MOPSUS. Quid non sacra potest auri sitis? o mihi faustum Hunc ego quo causæ me defensore tuebar, Nous avons ainsi traduit ces vers qui perdent en français une partie de leur mérite : (1) Les Titres du Droit Civil, etc. (2) Procès-Verbal des Conférences, ete. (3) Eloge historique de la ville de Lyon, etc. (4) Ce passage n'est pas tout-à-fait de même dans l'édition de 1730, dee Opuscula de Vanière. TITYRE. « Quelqu'un a-t-il pu intenter un procès à Mopsus? MOPSUS. << Que ne peut la fatale soif de l'or? Néanmoins, quel procès heureux pour moi, puisque autrement je ne t'aurais pas connu, ô Brossette, et n'aurais pas acquis ton amitié qui m'est plus précieuse que tout ce que je réclamais dans mon procès! Cet homme, qui était le défenseur de ma muse, vous pouvez bien ne pas le connaître, vous qui n'avez pas de procès et qui ne fréquentez point le palais de Thémis, mais partout ceux qui ont affaire à la sainte justice le connaissent assez, car au barreau son éloquence victorieuse, et dans le cabinet ses conseils viennent en aide à ses clients. Toutefois, pour être utile au monde entier, et pour arranger, même après sa mort, les procès les plus compliqués, il a voulu confier à des pages qui ne périront pas le sens précis des lois et des statuts français. Recherchant ensuite les nobles origines de sa vieille cité, il a écrit sur ses antiques monuments et sur les personnages distingués auxquels un jour on le verra mêlé. « Bien qu'il se plaise chez lui, à de sérieuses études, heureux de son épouse, heureux d'une douce enfant, il se plaît encore aux jeux du poète, se délassant ainsi des longs ennuis du bruyant forum ou de graves travaux, et quand il module en secret quelques chants, déployant la même élégance en latin et en français. Le poète des rives de la Seine, - et ce n'est point là un faible éloge, - Despréaux l'aime, puis, dans son amitié, ne lui confie pas seulement les intimes pensées de son cœur, mais encore lui dévoile, en de fréquents entretiens, tout ce qu'il a prudemment caché sous des paroles ambiguës, et que, après sa mort, - puisse-t-elle n'arriver que bien tard, celui-ci révélera au public. » Accablé par ses occupations littéraires et domestiques, Brossette prit enfin, en 1705, la résolution de les partager en se mariant. L'intérêt n'eut aucune part à son choix; le sen timent seul le détermina et lui fit épouser, au milieu de l'année suivante (1706), Marguerite Chavigni ou Chavagnieu (1), dont la naissance ni la fortune n'avaient rien d'extraordinaire, mais qui unissait la délicatesse de l'esprit aux agréments de Ja figure. Cet hymen, célébré sous les plus heureux hospices, promettait à Brossette un riant avenir; l'expérience ne le détrompa point, et il jouissait, à cet égard, d'une félicité parfaite, lorsque la mort lui enleva cette épouse qui lui était si chère, et qui, par une infinité de titres, méritait toute sa tendresse. Elle mourut au mois d'avril 1716, dans sa trentième, année, et il n'y avait pas encore dix ans qu'ils étaient ensemble. Brossette annonçait la triste nouvelle à Rousseau, et disait, en lui empruntant ses vers : Elle n'est plus, & ciel! ses vertus, son courage, N'ont pu la garantir, au milieu de son âge, De la commune loi (2). ) Sa douleur engagea Brossette à faire tirer du cerveau de son épouse chérie la glande qu'on appelle pinéale, et à la porter à son doigt dans le chaton d'une bague d'or. Brossette cependant travaillait depuis plusieurs années à son commentaire sur les œuvres de Despréaux; cet ouvrage, retardé par le chagrin que lui causa la mort de Boileau (1711), ne fut publié qu'en 1716; Genève, Fabri et Barillot, 2 vol. in-4, et 4 vol. in-12, sous ce titre : OŒuvres de Boileau Despréaux, avec des éclaircissements historiques donnés par lui méme (3). (1) Brossette en eut deux fils et deux filles. L'un des fils fut marié à Mile Pestalozzi, sœur du célèbre médecin de ce nom; l'une des filles épousa M. Robert de la Bâtie. (2) Lettres de Rousseau, etc., t. i, part. 1, p. 78. (3) Voyez le Journal des Savants, 1717, p. 120-127. |