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Les Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs, etc., de M. l'abbé de La Rue, méritent de fixer l'attention de quiconque aime une critique saine, une érudition puisée aux sources et non composée de bribes de lectures, dérobées à quelque investigateur oublié. Un de mes honorables et savans confrères de l'Académie Française, n'est pas toujours, il est vrai, d'accord avec l'historien des Bardes; M. de La Rue est Trouvère et M. Raynouard Troubadour, c'est la querelle de la langue d'Oc et de la langue d'Oil.*

L'Idée de la Poésie anglaise (1749) de l'abbé Yart, la Poétique anglaise (1806) de M. Hennel, peuvent être consultées avec fruit. M. Hennel sait parfaitement la langue dont il parle. Au surplus, on annonce diverses collections; et pour les vrais amateurs de la littérature anglaise, la Bibliothèque anglo-française, de M. O'Sullivan, ne laissera rien à désirer.

J'ai peu de chose à dire de ma traduction. Des éditions, des commentaires, des illustrations, des recherches, des biographies de Milton, il y en a par milliers. Il existe en prose et en vers une douzaine de traductions françaises et une quarantaine d'imitations du poète, toutes très bonnes : après moi viendront d'autres traducteurs, tous excellens. A la tête des traducteurs en prose est Racine, le fils; à la tête des traducteurs en vers, l'abbé Delille.

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Une traduction n'est pas la personne, elle n'est qu'un portrait un grand maître peut faire un admirable portrait : soit, mais si l'original était placé auprès de la copie, les spectateurs le verraient chacun à sa manière, et différeraient de jugement sur la ressemblance. Traduire, c'est donc se vouer au métier le plus ingrat et le moins estimé qui fut oncques: c'est se battre avec des mots pour leur faire rendre dans un idiome étranger un sentiment, une pensée, autrement exprimés, un son qu'ils n'ont pas dans la langue de l'auteur. Pourquoi donc ai-je traduit Milton? Par une raison que l'on trouvera à la fin de cet Essai. Qu'on ne se figure pas d'après ceci que je n'ai mis aucun soin à mon

Au moment même où j'écris cet éloge de l'abbé de La Rue, dont je ne connais que les ouvrages, je reçois, comme remerciement, le billet de part qui m'annonce la mort de cet ami de Walter Scott.

travail; je pourrais dire que ce travail est l'ouvrage entier de ma vie, car il y a trente ans que je lis, relis et traduis Milton. Je sais respecter le public; il veut bien vous traiter sans façon, mais il ne permet pas que vous preniez avec lui la même liberté si vous ne vous souciez guère de lui il se souciera encore moins de vous. J'en appelle au surplus aux hommes qui croient encore qu'écrire est un art, eux seuls pourront savoir ce que la traduction du Paradis perdu m'a coûté d'études et d'efforts.

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Quant au système de cette traduction, je m'en suis tenu à celui que j'avais adopté autrefois pour les fragmens de Milton, cités dans le Génie du christianisme. La traduction littérale me paraît toujours la meilleure: une traduction interlinéaire serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce qu'elle a de sauvage.

Dans la traduction littérale, la difficulté est de ne pas reproduire un mot noble par le mot correspondant qui peut être bas, de ne pas rendre pesante une phrase légère une phrase pesante, en vertu d'expressions qui se ressemblent, mais qui n'ont pas la même prosodie dans les deux idiomes.

Milton, outre les luttes qu'il faut soutenir contre son génie, offre des obscurités grammaticales sans nombre; il traite sa langue en tyran, viole et méprise les règles en français si vous supprimiez ce qu'il supprime par l'ellipse: si vous perdiez sans cesse comme lui votre nominatif, votre régime; si vos relatifs perplexes rendaient indécis vos antécédens, vous deviendriez inintelligible. L'invocation du Paradis perdu présente toutes ces difficultés réunies: l'inversion suspensive qui jette à la césure du septième vers le Sing, heavenly Muse, est admirable; je l'ai conservée afin de ne pas tomber dans la froide et régulière invocation grecque et française, Muse céleste, chante, et pour que l'on sente tout d'abord qu'on entre dans des régions inconnues: Louis Racine l'a conservée également, mais il a cru devoir la régulariser à l'aide d'un gallicisme qui fait disparaître toute poésie: c'est ce que je t'invite à chanter, Muse céleste.

Milton, après ce début, prend son vol, et prolonge son invocation à travers des phrases incidentes et interminables,

lesquelles produisant des régimes indirects, obligent le lecteur à des efforts d'attention, antipathiques à l'espri français. Point d'autre moyen de s'en tirer que de couper l'Invocation et l'Exposition, de régénérer le nominatif dans le nom ou le pronom. Milton comme un fleuve immense, entraîne avec lui ses rivages et les limons de son lit, sans s'embarrasser si son onde est pure ou troublée.

On peut s'exercer sur quelques morceaux choisis d'un ouvrage, et espérer en venir à bout avec du temps; mais c'est toute une autre affaire, lorsqu'il s'agit de la traduction complète de cet ouvrage, de la traduction de 10,467 vers, lorsqu'il faut suivre l'écrivain, non seulement à travers ses beautés, mais encore à travers ses défauts, ses négligences et ses lassitudes; lorsqu'il faut donner un égal soin aux endroits arides et ennuyeux, être attentif à l'expression, au style, à l'harmonie, à tout ce qui compose le poète; lorsqu'il faut étudier le sens, choisir celui qui paraît le plus beau quand il y en a plusieurs, ou deviner le plus probable par le caractère du génie de l'auteur; lorsqu'il faut se souvenir de tels passages souvent placés à une grande distance de l'endroit obscur, et qui l'éclaircissent: ce travail, fait en conscience, lasserait l'esprit le plus laborieux et le plus patient.

J'ai cherché à représenter Milton dans sa vérité; je n'ai fui ni l'expression horrible, ni l'expression simple, quand je l'ai rencontrée : le Péché a des chiens aboyans, ses enfans, qui rentrent dans leur chenil, dans ses entrailles; je n'ai point rejeté cette image. Eve dit que le serpent ne voulait point lui faire du mal, du tort, je me suis bien gardé de poétiser cette naïve expression d'une jeune femme qui fait une grande révérence à l'arbre de la Science après avoir mangé du fruit: c'est comme cela que j'ai senti Milton. Si je n'ai pu rendre les beautés du Paradis perdu, je n'aurai pas pour excuse de les avoir ignorées.

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Milton a fait une foule de mots qu'on ne trouve pas dans les dictionnaires : il est rempli d'hébraïsmes, d'hellénismes, de latinismes il appelle, par exemple, un Commandement une Loi de Dieu, la première file de sa voix: il emploie le nominatif absolu des Grecs, l'ablatif absolu des Latins. Quand ses mots composés n'ont pas été trop étrangers

à notre langue dans leur étymologie tirée des langues mortes ou de l'italien, je les ai adoptés : ainsi j'ai dit emparadisé, fragrance, etc. Il y a quelques idiotismes anglais que presque tous les traducteurs ont passés, comme planetstruck: j'ai du moins essayé d'en faire comprendre le sens, sans avoir recours à une trop longue périphrase.

Au reste les changemens arrivés dans nos institutions, nous donnent mieux l'intelligence de quelques formes oratoires de Milton. Notre langue est devenue aussi plus hardie et plus populaire. Milton a écrit comme moi, dans un temps de révolution, et dans des idées qui sont à présent celles de notre siècle: il m'a donc été plus facile de garder ces tours que les anciens traducteurs n'ont pas osé hasarder. Le poète use de vieux mots anglais, souvent d'origine française ou latine; je les ai translatés par le vieux mot français, en respectant la langue rhythmique et son caractère de vétusté. Je ne crois pas que ma traduction soit plus longue que le texte ; je n'ai pourtant rien passé.

Je me suis servi pour cette traduction d'une édition du Paradis perdu, imprimée à Londres chez Jacob Tonson en 1725, et dédiée à lord Somers, qui tira le fameux poëme d'un injurieux oubli. Cette édition est conforme aux deux premières, faites sous les yeux de Milton et corrigées par lui: l'orthographe est vieille, les élisions des lettres fréquentes, les parenthèses multipliées, les noms propres imprimés en petites capitales.

J'ai maintenu la plupart des parenthèses, puisque telle était la manière d'écrire de l'auteur: elles donnent de la

clarté au style. Les idées de Milton sont si abondantes, si variées, qu'il en est embarrassé; il les devise en compartimens, pour les coordonner, les reconnaître et ne pas perdre l'idée-mère dont toutes ces idées incidentes sont filles.

J'ai aussi introduit les petites capitales dans quelques Noms et Pronoms, quand elles m'ont paru propres à ajouter à la majesté ou à l'importance du personnage, et quand elles ont fait disparaître des amphibologies. Pour le texte anglais imprimé en regard de ma traduction, on s'est servi de l'édition de Sir Egerton Brydges 1835 : elle est d'une correction parfaite et convient mieux aux lecteurs de ce temps-ci.

Enfin j'ai pris la peine de traduire moi-même de nou

veau jusqu'au petit article sur les vers blancs, ainsi que les anciens argumens des livres, parce qu'il est probable qu'ils sont de Milton. Le respect pour le génie a vaincu l'ennui du labeur: tout m'a paru sacré dans le texte, parenthèses, points, virgules: les enfans des Hébreux étaient obligés d'apprendre la Bible par cœur depuis Bérésith jusqu'à Malachie.

Qui s'inquiète aujourd'hui de tout ce que je viens de dire? qui s'avisera de suivre une traduction sur le texte ? qui saura gré au traducteur d'avoir vaincu une difficulté, d'avoir pâli autour d'une phrase des journées entières ? Lorsque Clément mettait en lumière un gros volume à propos de la traduction des Georgiques, chacun le lisait et prenait parti pour ou contre l'abbé Delille : en sommes-nous là ? Il peut arriver cependant que mon lecteur soit quelque vieil amateur de l'école classique, revivant au souvenir de ses anciennes admirations, ou quelque jeune poète de l'école romantique allant à la chasse des images, des idées, des expressions, pour en faire sa proie, comme d'un butin enlevé à l'ennemi.

Au reste, je parle fort au long de Milton dans l'Essai sur la Littérature anglaise, puisque je n'ai écrit cet Essai qu'à l'occasion du Paradis perdu. J'analyse ses divers ouvrages; je montre que les révolutions ont rapproché Milton de nous; qu'il est devenu un homme de notre temps; qu'il était aussi grand écrivain en prose qu'en vers: pendant sa vie la prose le rendit célèbre, la poésie après sa mort; mais la renommée du prosateur s'est perdue dans la gloire du poète.

Je dois prévenir que dans cet Essai, je ne me suis pas collée à mon sujet comme dans la traduction : je m'occupe de tout, du présent, du passé, de l'avenir; je vais çà et là; quand je rencontre le moyen-âge, j'en parle; quand je me heurte contre la Réformation, je m'y arrête; quand je trouve la révolution anglaise, elle me remet la nôtre en mémoire, et j'en cite les hommes et les faits. Si un royaliste anglaise est jeté en geôle, je songe au logis que j'occupais à la Préfecture de police. Les poètes anglais me conduisent aux poètes français; lord Byron me rappelle mon exil en Angleterre, mes promenades à la colline d'Harrow et mes voyages à Venise; ainsi du reste. Ce sont des mélanges

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