l'Egypte, afin d'y surprendre à sa source même, et dans ce qu'il avait de plus merveilleux, le secret de l'ascétisme oriental. Accompagné de son ami Germain, il s'enfonce ainsi de désert en désert, s'arrêtant près des laures les plus renommés1, près des anachorètes les plus austères, et recueillant çà et là les sublimes exemples de la perfection chrétienne, parmi les ruines de ces temples fameux où Pythagore et Solon étaient venus chercher les leçons de la sagesse antique. Partout où les deux pélerins arrivaient, on suspendait les macérations, on rompait le jeûne, et l'on célébrait comme un jour de fète la bien-venue des hôtes qui avaient entrepris un si long voyage pour s'instruire et s'édifier dans la solitude. Après dix années passées dans l'Égypte et la Palestine, Cassien se remit en route vers l'Occident, en s'arrêtant tour-à-tour à Constantinople et à Rome, où il eut l'occasion de défendre saint Jean-Chrysostôme contre ses persécuteurs, et les chrétiens orthodoxes contre les Ariens, leurs ennemis. De retour à Marseille, il y employa le temps de sa retraite à rappeler les souvenirs de son long pélerinage dans les deux recueils intitulés : Institutions des monastères, et Conférences ou Dialogues. Le premier, composé de douze livres, fut écrit en l'an 420, à la prière de saint Castor, évêque d'Apt, qui désirait connaître et faire appliquer dans son diocèse les pratiques dont Cassien avait étudié de si beaux modèles en Orient. Quatre de ces livres sont consacrés à de curieux détails sur la vie des Pères du Désert, et dans les autres l'auteur indique les moyens de combattre les vices capitaux, qu'il met au nombre de huit, et parmi lesquels figure la tristesse, cette funeste maladie de l'âme qui énerve, et souvent tue l'homme vivant dans la réclusion. Les conférences, divisées en vingt-quatre chapitres, mettent en scène sous forme de dialogues la vie intime des moines orientaux, et complètent ainsi le sujet dont les Institutions n'avaient, pour ainsi dire, montré que la face extérieure. Appliqués à Saint-Victor de Marseille et dans d'autres communautés de la Provence, les divers préceptes de Cassien constituèrent, en Occident, la première loi écrite du monachisme, dont elle s'efforçait de garder le caractère rude, primitif et ascétique. Encore tout exalté par le souvenir des prodiges qu'il a vus au désert, Cassien met l'anachorète au-dessus du cénobite, et subordonne ainsi les instincts sociaux de l'homme au principe plus idéal, mais moins humain, de la contemplation pure. Les singuliers exemples d'abnégation qu'il propose, notamment celui du novice arrosant chaque jour le bâton des 1 On désigne sous le nom de laures les établissements cénobitiques qui, composés d'un grand nombre de cellules distinctes, formaient comme autant de villages monastiques qui peuplaient les solitudes de l'Orient. séché qu'il a planté sur l'ordre de son supérieur, font voir assez jusqu'où dans la pensée du législateur, doit être poussée la stricte observation de l'obéissance passive. Toutefois, le bon sens pratique du génie chrétien vient parfois l'arrêter sur cette pente, où semblent P'entraîner les écarts de l'ascétisme oriental. Il place la vertu active parmi les degrés conduisant à la perfection contemplative, recommande le travail des mains pour éviter la paresse ou les dangereuses langueurs d'une vie exclusivement passée dans la méditation, et à P'esprit d'isolement et d'individualisme il oppose la charité qui, selon le sage Paphnuce, non-seulement émane de Dieu, mais est Dieu luimême 1. En outre, voulant prémunir ses disciples contre certains excès de zèle, Cassien leur rappelle que saint Antoine le Solitaire regardait comme la première des vertus monastiques celle du discernement, et il cite une foule de traits à l'appui de ce principe de sage modération qui doit régler en tout la conduite du moine. Tel est, par exemple, celui de l'abbé Paul qui, se rendant un jour à la cellule d'un de ses frères plus âgé que lui, rencontra par hasard une femme, et à cette vue qui le blessait, oubliant l'objet de sa pieuse visite, s'enfuit aussi rapidement que s'il avait voulu éviter le lion ou le dragon le plus terrible. Mais il fut bientôt puni d'un acte qui, bien qu'inspiré par son amour extrême pour la chasteté, n'en dépassait pas moins les bornes d'une juste discipline. En effet, ses membres, sa langue et ses oreilles furent frappés d'une paralysie telle, que ses frères, impuissants à le soigner convenablement, crurent devoir le transporter dans un monastère de saintes femmes. Là, ce malheureux vécut encore quatre années, pendant lesquelles, ne pouvant ni parler, ni agir, il fut condamné à subir les soins délicats et le dévouement inaltérable du sexe qu'il avait eu en si profonde aversion *. La législation monastique apportée par Cassien dans la Gaule eut assez de renommée pour que cinq mille moines, dit-on, vinssent se placer sous sa conduite. On conçoit facilement, du reste, l'influence exercée par l'homme qui était revenu du fond de l'Orient avec une sorte de prestige merveilleux, et qui, sur les secrets de notre nature portée vers le bien comme vers le mal, laissait échapper mille révélations aussi vraies que celle-ci: «Notre cœur est comme la meule d'un moulin, il faut qu'il tourne et qu'il broie quelque chose, que ce soit du froment ou de l'ivraie. » Ce fut surtout aux îles de Lérins que la règle de Cassien reçut sa plus complète application. On y vit s'établir à la fois des anachorètes, sous la conduite de saint Honorat, et des Quod charitas non solum res Dei, sed etiam Deus sit. » Collat. xvI, cар. 13. • « Erant auctore Honorato sancti senes, qui divisis cellulis Ægyptios patres Galliis intulerunt. >> S. Euch., in serm. de Laude Eremi. cénobites, sous celle de saint Caprais. Les uns et les autres vivaient dans l'austérité la plus grande, comme l'attestent ces vers de Sidoine à son ami Faustinius : De ce monastère sortirent les personnages contemporains les plus éminents en science et en piété, notamment saint Eucher, qui, vers 434, fut tiré malgré lui de sa retraite pour occuper le siége épiscopal de Lyon. Déjà nous avons rapporté dans d'autres pages1 avec quelle effusion de cœur le saint évêque, avant de quitter sa chère Lérins, en avait célébré les charmes attrayants, comme pour montrer jusqu'à quel point l'amour de la solitude entrait dans l'essence même du monachisme primitif. De là ces grandes pensées, ces élans poétiques qui lui sont inspirés à la vue du ciel, de la mer et des rivages de la belle Provence, et qu'on retrouve à chaque pas de son Hymne au Désert. Quoique Dieu soit partout, écrit-il à Valérius, il habite de préférence la solitude du désert et la solitude du ciel. » Et ailleurs, comme saisi par l'enthousiasme lyrique, il s'écrie: «Oh! que les solitudes infréquentées sont douces à ceux qui ont soif de Dieu? Qu'elles sont aimables pour ceux qui cherchent le Christ, ces immenses retraites où la nature veille silencieuse! Ce silence a de merveilleux aiguillons, qui portent l'âme à s'élancer vers Dieu et la ravissent en d'ineffables transports. Là, nul bruit ne se fait enfendre, si ce n'est celui de la voix humaine qui monte vers le ciel. » Puis, continuant par l'éloge de la retraite qu'il préfère à toutes les autres, il ajoute: « J'honore surtout ma chère Lérins, parce qu'elle reçoit dans ses bras hospitaliers ceux que la tempête du monde a jetés sur son sein, et qu'elle laisse doucement respirer parmi ses ombrages les hommes dévorés par les ardeurs du siècle. Abondante en fontaines, ornée de verdure, couverte de vignes, charmante par son aspect et ses parfums, elle est comme un Paradis pour tous ceux qui y ont fixé leur séjour. » : Une telle exaltation, inspirée par le saint amour de la nature et de la solitude, au moment où la société romaine expirante n'entendait plus que la voix de stériles rhéteurs et de froids grammairiens, une telle exaltation suffit bien, sans doute, pour expliquer l'ardeur avec laquelle une foule d'âmes, dégoûtées d'un monde avili, se précipitaient dans l'asile du monachisme. Bientôt un grand nombre de pieuses retraites vont s'ouvrir au nord comme au midi de la Gaule, surtout quand la chute de l'Empire aura livré cette province aux terribles ravages et à la conquête oppressive des peuples germaniques. Un siècle environ après Cassien, l'ardent explorateur des monastères orientaux, un autre législateur, saint Colomban, apporte de l'extrémité de l'Occident une nouvelle règle monastique, qui se répand en Gaule, en Suisse et en Italie. Rien de plus accidenté et de mieux rempli que l'existence de ce missionnaire irlandais, qui, la croix à la main, descend sur le continent pour soumettre au frein religieux la barbarie triomphante, défendre la faiblesse contre la violence, la justice contre Piniquité, et faire trembler les Rois dans leurs palais, après avoir consolé le pauvre esclave dans sa chaumière. Né en 540, dans le Leinster, Colomban, jeune encore, avait quitté sa province natale pour fuir, dit sa légende, les périls auxquels une grande beauté, en attirant sur lui les regards des jeunes filles, pouvait exposer sa vertu. Malgré les larmes de sa mère, il s'était retiré dans une solitude éloignée, sous la conduite d'un saint personnage, puis il était entré au monastère de Benchor, alors gouverné par l'abbé Commogel. Ce monastère, situé dans l'Ulster, était l'un des plus renommés de l'Irlande, où saint Patrick, premier apôtre du pays, et allié par sa mère à saint Martin de Tours, avait, au cinquième siècle, importé le monachisme de la Gaule. La règle austère des moines d'Egypte, transportée de Lérins en Hibernie, ne s'était point adoucie sous ce rude climat; mais bien qu'elle y fût strictement appliquée, elle avait pourtant ses charmes pour les moines de Benchor, à en juger par ce chant traditionnel conservé dans un vieil antiphonaire de l'abbaye: «La règle de Benchor est bonne; elle est droite et divine, sévère, sainte et exacte, souverainement juste et digne d'admiration. C'est la nef, dont rien ne trouble la paix, quoique souvent battue par les vagues; c'est vraiment la vigne transplantée d'Egypte... Epouse et reine digne du Christ, elle a pour vêtement la lumière du soleil; simple et savante, elle est invin 1 Voir notre premier article sur les Couvents d'Italie, tome x de la Revue, page 341. De Laude Eremi. cible à toutes les attaques. Elle est bonne la règle de Benchor1. D 1 « Benchuir bona regula, Antiphonar. vetustiss. monasterii Benchorensis. Malgré l'austérité de cette retraite, Colomban ne s'y crut pas encore assez protégé contre les influences extérieures et ses propres faiblesses, et, pour ajouter une barrière de plus à celles du cloître, traversant la mer, il s'arrêta d'abord dans un couvent du pays de Galles. C'était sans doute un de ces asiles alors fort vénérés, autour desquels les populations chrétiennes de la Cambrie, violemment dépossédées par les conquérants saxons, avaient abrité leur religion et leur indépendance. Au milieu de cette réunion de vaincus et de bannis, Colomban, tout en continuant de s'exercer aux pratiques les plus sévères de la vie monastique, dut se fortifier dans la haine de toute espèce d'oppression, qui est l'un des traits saillants de son caractère. Quoi qu'il en soit, entraîné plus loin encore par son esprit aventureux et son zèle évangélique, bientôt, avec douze compagnons, il passe d'Angleterre en France, et alors commence pour lui une carrière essentiellement militante, qui se divise en trois parties bien distinctes. Apôtre, il prêche et convertit à la fois des tribus encore sauvages et païennes. Fondateur de communautés religieuses, il défriche les terres les plus incultes et y fait fructifier sa discipline en même temps que le travail agricole. Enfin, personnage politique, il se mêle aux événements du siècle, châtie sans pitié les criminelles passions des petits-fils de Brunehaut, brave la colère de cette femme redoutable, et deux fois subit la proscription et la captivité, plutôt que de laisser fléchir devant une cour barbare sa dignité d'homme ou sa conscience de chrétien. Considéré sous ce triple point de vue, le moine Colomban nous apparaît donc comme une des grandes figures de l'époque, et sa légende justifie surtout cette observation si vraie que l'histoire de la race mérovingienne est contenue presque entièrement dans la vie des saints de cette période. Mais c'est seulement dans ses institutions monastiques que nous avons à examiner ici ce personnage, dont les mœurs furent aussi austères que son caractère était inflexible. Sans se laisser éblouir par les brillantes promesses de Gontran, Roi de Bourgogne, qui voulait le retenir auprès de lui, le saint avait préféré chercher une retraite dans le lieu le plus désert des Vosges, au milieu des landes et des rochers. Là, sur les ruines d'un ancien castellum, appelé Anagratės, et depuis Anegray, il s'établit avec les siens, vivant comme eux d'herbes crues et d'écorces d'arbres, et souvent disputant aux animaux sauvages leur demeure et leur nourriture. Poursuivi dans sa solitude par l'affluence des fidèles qu'attirait le bruit de ses miracles, il se retire plus loin, au fond d'une caverne dont il avait chassé un ours, et où, par ses prières, il fait jaillir une source d'eau vive devant servir à le désaltérer. Cependant, la communauté d'Anegrays'augmentant chaque jour, il choisit, pour y bâtir un second monastère, l'emplacement d'un autre château voisin, nommé Luxovium ou Luxeuil, et bientôt, par |