malade, j'étois allé à un opéra de Royer qu'on donnoit alors, et dont j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talents des autres, qui m'a toujours fait défier des miens, je ne pouvois m'empêcher de trouver cette musique foible, sans chaleur, sans invention. J'osois quelquefois me dire: Il me semble que je ferois mieux que cela. Mais la terrible idée que j'avois de la composition d'un opéra, et l'importance que j'entendois donner par les gens de l'art à cette entreprise, m'en rebutoient à l'instant même, et me faisoient rougir d'oser y songer. D'ailleurs, où trouver quelqu'un qui voulût me fournir des paroles, et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie; et, dans le transport de ma fièvre, je composois des vers, des chants, des duo, des chœurs. Je suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima intenzione, dignes peut-être de l'admiration des maîtres, s'ils avoient pu les entendre exécuter. O si l'on pouvoit tenir registre des rêves d'un fiévreux, quelles grandes et sublimes choses on verroit sortir quelquefois de son délire! Ces sujets de musique et d'opéra m'occupèrent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser, et même malgré moi, je voulus en avoir le cœur net, et tenter de faire à moi seul un opéra, paroles et musique. Ce n'étoit pas tout-à-fait mon coup d'essai. J'avois fait jadis à Chambéry un opéra tragédie, intitulé Iphis et Anaxarète, que j'avois eu le bon sens de jeter au feu. J'en avois fait à Lyon un autre, intitulé la Découverte du Nouveau-Monde, dont, après l'avoir lu à M. Bordes, à l'abbé de Mably, à l'abbé Trublet, et à d'autres, j'avois fini par faire le même usage, quoique j'eusse déja fait la musique du prologue et du premier acte, et que David m'eût dit, en voyant cette musique, qu'il y avoit des morceaux dignes du Buononcini. Cette fois, avant que de mettre la main à l'œuvre, je me donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de musique, et, prenant pour chaque sujet les amours d'un poëte, j'intitulai cet opéra Les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, étoit le Tasse; le second, en genre de musique tendre, étoit Ovide; le troisième, intitulé Anacréon, devoit respirer la gaieté du dithyrambe. Je m'essayai d'abord sur le premier acte, et je m'y livrai avec une ardeur qui, pour la première fois, me fit goûter les délices de la verve dans la com position. Un soir, près d'entrer à l'opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez moi, je me mets au lit, après avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d'y pénétrer; et là, me livrant à tout l'œstre poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare (car j'étois le Tasse pourlors), et mes nobles et fiers sentiments visà-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l'aurois trouvée dans les bras de la première beauté de l'univers. Il ne resta le matin dans ma tête qu'une bien petite partie de ce que j'avois fait; mais ce peu, presque effacé par la lassitude et le sommeil, ne laissoit pas de marquer encore l'énergie des morceaux dont il offroit les débris. Pour cette fois, je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachois à la maison Dupin, madame de Beuzenval et madame de Broglie, que je continuai de voir quelquefois, ne m'avoient pas oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venoit d'être nommé ambassadeur à Venise. C'étoit un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisoit très assidument la cour. Son frère le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur le Dauphin, étoit de la connoissance de ces deux dames, et de celle de l'abbé Alary de l'académie françoise, que je voyois aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que le nouvel ambassadeur cherchoit un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparler. Je demandois cinquante louis d'apppointement, ce qui étoit bien peu dans une place où l'on est obligé de figurer. Il ne vouloit me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La proposition étoit ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui faisoit tous ses efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire, nommé M. Follau, qu'on lui avoit donné au bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à Venise qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il avoit affaire à un fou, le planta là; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un petit abbé, appelé de Binis, qui écrivoit sous le secrétaire et n'étoit pas en état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d'esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu'il y avoit des droits attachés à la place du secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon voyage, et je partis. A Lyon j'aurois bien voulu prendre la route du Mont-Cenis pour voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le Rhône, et fus m'embarquer à Toulon pour Gênes, tant par raison d'économie, que pour prendre un passe-port de M. de Mirepoix qui commandoit alors en Provence, et à qui j'étois adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'écrivoit lettre sur lettre pour presser mon voyage. Un incident le retarda. C'étoit le temps de la peste de Messine. La flotte angloise y avoit mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étois. Cela nous assujettit, en arrivant à Gênes après une longue et fatigante traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix aux passagers de la faire à bord, ou au lazaret, dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parcequ'on n'avoit pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni lit, ni table, ni chaise, pas même un escabeau pour m'asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures, et je restai là, maître de me promener à mon aise de chambre en chambre et d'étage en étage, trouvant par-tout la même solitude et la même nudité. Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret plutôt que la felouque; et, comme un autre Robinson, je me mis à m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurois pu faire pour toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'avois gagnés dans la felouque. Quand, à force de changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procédai à l'ameublement de la chambre que je m'étois choisie. Je me fis un bon matelas de mes |