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vestes et de mes chemises, des draps de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe-de-chambre, un oreiller de mon manteau. Je me fis un siège d'une malle posée à plat, et une table d'une autre que je mis de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j'arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j'avois. Bref, je m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des fenêtres, j'étois presque aussi commodément à ce lazaret qu'à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étoient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les escortoient : l'escalier étoit ma salle à manger', le haut du palier me servoit de table, la marche inférieure me servoit de siège; et, quand mon dîné étoit servi, l'on sonnoit en se retirant une clochette pour m'avertir de me mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisois ni n'écrivois, ou que je ne travaillois pas à mon ameublement, j'allois me promener dans le cimetière des protestants, qui me servoit de cour, ou je montois dans une lanterne qui donnoit sur le port, et d'où je pouvois voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; et j'y aurois passé la vingtaine entière sans m'ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée, et demi brûlée, n'eût fait abréger mon temps de huit jours: je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret, Il me fit force caresses. Dupont, son se– crétaire, étoit un bon garçon, qui me mena, tant à Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs maisons où l'on s'amusoit assez; et je liai avec lui connoissance et correspondance, que nous entretînmes fort long-temps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie; je vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue; et j'arrivai enfin à Venise impatiemment attendu par monsieur l'ambassadeur.

Je trouvai des tas de dépêches tant de la cour que des autres ambassadeurs, dont il n'avoit pu lire ce qui étoit chiffré, quoiqu'il eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N'ayant jamais travaillé dans aucun bureau, ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d'abord d'être embarrassé. Mais je trouvai que rien n'étoit plus simple: et, en moins de huit jours, j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en valoit pas la peine; car, outre que l'ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n'étoit pas à ce pauvre homme qu'on eût voulu confier la moindre négociation. Il s'étoit trouvé dans un grand embarras jusqu'à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étois très utile; il le sentit, et me traita bien. Un autre motif l'y portoit encore. Depuis M. de Froulay, son prédécesseur, dont la tête s'étoit dérangée, le consul de France, appelé M. Le Blond, étoit resté chargé des affaires de l'ambassade; et, de

puis l'arrivée de M. de Montaigu, il continuoit de les faire jusqu'à ce qu'il l'eût mis au fait. M. de Montaigu, jaloux qu'un autre fit son métier, quoique lui-même n'y entendît rien, prit en guignon le consul; et, sitôt que je fus arrivé, il lui óta les fonctions de secrétaire d'ambassade pour me les donner. Elles étoient inséparables du titre; il me dit de le prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n'envoya que moi sous ce titre au sénat et chez son conférent; et, dans le fond, il étoit fort naturel qu'il aimât mieux avoir pour secrétaire d'ambassade un homme à lui qu'un consul ou un commis des bureaux nommé par la cour.

Cela rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses gentilshommes qui étoient Italiens, ainsi que ses pages et la plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis avec succès de l'autorité qui y étoit attachée pour maintenir son droit de liste, c'est-àdire la franchise de son quartier, contre les tentatives qu'on fit plusieurs fois pour l'enfreindre, et auxquelles ses officiers vénitiens n'avoient garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y réfugiât des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avantages dont son excellence n'auroit pas dédaigné sa part. Elle osa même la réclamer sur les droits du secrétariat, qu'on appeloit la chancellerie. On étoit en guerre; il ne laissoit pas d'y avoir bien des expéditions de passe-ports. Chacun de ces passe-ports payoit

un sequin au secrétaire qui l'expédioit et le contre-signoit. Tous mes prédécesseurs s'étoient fait payer indistinctement ce sequin tant des François que des étrangers. Sans être François, je trouvai cet usage injuste, et je l'abrogeai pour les François: mais j'exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine d'Espagne, m'ayant fait demander un passe-port sans m'envoyer le sequin, je le lui fis demander, hardiesse que le vindicatif Italien n'oublia pas. Dès qu'on sut la réforme que j'avois faite dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus pour en avoir que des foules de prétendus François, qui, dans des baragouins abominables, se disoient, l'un Provençal, l'autre Picard, l'autre Bourguignon.Comme j'ai l'oreille assez fine, je n'en fus guère la dupe; et je doute qu'un seul Italien m'ait soufflé mon sequin. J'eus la bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savoit rien de rien, ce que j'avois fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles; et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des François, il prétendit que j'entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette bassesse qu'affecté par mon intérêt, je rejetai hautement sa proposition; il insista, je m'échauffai. Non, monsieur, lui dis-je très vivement, que votre excellence garde ce qui est à elle, et me laisse ce qui est à moi; je ne lui en céderai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagneroit rien par cette voie, il en prit une autre, et n'eut pas honte de me dire que, puisque j'avois les profits de sa chancellerie, il étoit juste que j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article; et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie, nompareille, et tout le reste, sans qu'il m'en ait jamais remboursé un liard. Cela ne m'empêcha pas de faire une petite part du produit des passe-ports à l'abbé de Binis, bon garçon, et bien éloigné de prétendre à rien de semblable. S'il étoit complaisant envers moi, je n'étois pas moins honnête envers lui, et nous avons toujours bien vécu ensemble.

Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je n'avois craint pour un homme sans expérience, auprès d'un ambassadeur qui n'en avoit pas davantage, et dont, pour surcroît, l'ignorance et l'entètement contrarioient comme à plaisir tout ce que le bon sens et quelques lumières m'inspiroient de bien pour son service et celui du roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis Mari, ambassadeur d'Espagne, homme adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il eût voulu, mais qui, vu l'union d'intérêt des deux couronnes, le conseilloit assez bien, si l'autre n'eût gâté ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose qu'ils eussent à faire de concert étoit d'engager les Véni tiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne man

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