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tion, que j'ai tenue, de n'y plus remettre les pieds; car on ne me revoit guère où j'ai été une fois mal reçu, et il n'y avoit point ici de Diderot qui plaidat pour M. de Jonville. Je cherchai vainement dans ma tête quel tort je pouvois avoir avec lui: je ne trouvai rien. J'étois sûr de n'avoir jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus honorable; car je lui étois sincèrement attaché; et, outre que je n'en avois que du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler jamais qu'avec honneur des maisons que je fréquentois.

Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La dernière fois que nous nous étions vus, il m'avoit donné à souper chez des filles de sa connoissance, avec deux ou trois commis des affaires étrangères, gens très aimables, et qui n'avoient point du tout l'air ni le ton libertin; et je puis jurer que de mon côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parceque M. de Jonville nous donnoit à souper; et je ne donnai rien à ces filles, parceque je ne leur fis point gagner, comme à la Padoana, le paiement que j'aurois pu leur offrir. Nous sortîmes tous assez gais et de très bonne intelligence. Sans être retourné chez ces filles, j'allai, trois ou quatre jours après, dîner chez M. de Jonville, que je n'avois pas revu depuis lors, et qui me fit l'accueil que j'ai dit. N'en pouvant imaginer d'autre cause que quelque malentendu relatif à ce souper, et voyant qu'il ne vouloit pas s'expliquer, je pris mon parti et cessai de le voir; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages : il me fit faire souvent des compliments; et, l'ayant un jour rencontré au chauffoir de la comédie, il me fit, sur ce que je n'allois plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m'y ramenèrent pas. Ainsi cette affaire avoit plutôt l'air d'une bouderie que d'une brouillerie. Toutefois, ne l'ayant pas revu et n'ayant plus ouï parler de lui depuis lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d'une interruption de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre point ici dans ma liste, quoique j'eusse assez long-temps fréquenté sa maison.

Je n'enflerai point la même liste de beaucoup d'autres connoissances moins familières, ou qui, par mon absence, avoient cessé de l'être, et que je ne laissois pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu'à mon voisinage; telles par exemple que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de La Live, de Boisgelou, Vatelet, Ancelet, et d'autres, qu'il seroit trop long de nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holbachique, qu'il avoit quittée ainsi que moi, et ancien ami de madame d'Épinay, dont il s'étoit détaché ainsi que moi; ni sur celle de son ami Desmahis, auteur célébre, mais éphémère, de la comédie de l'Impertinent. Le premier étoit mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorency. Nous étions d'anciennes connoissances; mais le voisinage et une certaine conformité d'expérience nous rapprochèrent davantage. Le second mourut peu après. Il avoit du mérite et de l'esprit : mais il étoit un peu l'original de sa comédie, un peu fat auprès des femmes, et n'en fut pas extrêmement regretté.

Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-là, qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je néglige d'en marquer le commencement. Il s'agit de M. de Lamoignon de Malesherbes, premier président de la cour des aides, chargé pour lors de la librairie, qu'il gouvernoit avec autant de lumières que de douceur, et à la grande satisfaction des gens de lettres. Je ne l'avois pas été voir à Paris une seule fois; cependant j'avois toujours éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes, quant à la censure, et je savois qu'en plus d'une occasion il avoit fort mal mené ceux qui écrivoient contre moi. J'eus de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de l'impression de la Julie; car les épreuves d'un si grand ouvrage étoient fort coûteuses à faire venir d'Amsterdam par la poste; il permit, ayant ses ports francs, qu'elles lui fussent adressées, et il me les envoyoit franches aussi sous le contre-seing de M. le chancelier son père. Quand l'ouvrage fut imprimé, il n'en permit le débit dans le royaume qu'en suite d'une édition qu'il en fit faire à mon profit, malgré moi-même : comme ce profit eût été de ma part un vol fait à Rey, à qui j'avois vendu mon manuscrit, non seulement je ne voulus point accepter le présent qui m'étoit destiné pour cela, sans son aveu, qu'il accorda très généreusement, mais je voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce présent, et dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j'eus le désagrément, dont M. de Malesherbes ne m'avoit point prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, et empêcher le débit de la bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise fût écoulée.

J'ai toujours regardé M. de Malesherbes comme un homme d'une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne m'a fait douter un moment de sa probité; mais, aussi foible qu'honnête, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s'intéresse, à force de les vouloir préserver. Non seulement il fit retrancher plus de cent pages dans l'édition de Paris, mais il fit un retranchement, qui pouvoit porter le nom d'infidélité, dans l'exmplaire de la bonne édition, qu'il envoya à madame de Pompadour. Il'est dit, quelque part dans cet ouvrage, que la femme d'un charbonnier est plus digne de respect que la maîtresse d'un prince. Cette phrase m'étoit venue dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le jure. En relisant l'ouvrage, je vis qu'on feroit cette application. Cependant, par la très imprudente maxime de ne rien ôter, parégard aux applications qu'on pouvoit faire, quand j'avois dans ma conscience le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point ôter cette phrase, et je me contentai de substituer le mot prince au mot roi, que j'avois d'abord mis. Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de Malesherbes : il retrancha la phrase entière dans un carton qu'il fit imprimer exprès, et coller aussi proprement qu'il fut possible dans l'exemplaire de madame de Pompadour. Elle n'ignora pas ce tour de passe-passe. Il se trouva de bonnes ames qui l'en instruisirent. Pour moi, je ne l'appris que longtemps après, lorsque je commençois d'en sentir les suites.

N'est-ce point encore ici la première origine de la haine ouverte, mais implacable, d'une autre dame, qui étoit dans un cas pareil, sans que j'en susse rien, ni même que je la connusse quand j'écrivis ce passage? Quand le livre se publia, la connoissance étoit faite, et j'étois très inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzy, qui se moqua de moi, et m'assura que cette dame en étoit si peu offensée qu'elle n'y avoit pas même fait attention. Je le crus, un peu légèrement peutêtre, et je me tranquillisai fort mal-à-propos.

Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque des bontés de M. de Malesherbes à laquelle je fus fort sensible, quoique je ne jugeasse pas à propos d'en profiter. Il y avoit une place vacante dans le journal des savants. Margency m'é

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