valier le vit aussi, du moins il m'en parla, et de manière à ne pas me décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en étoit temps à cinquante ans. Plein de la leçon que je venois de donner aux barbons, dans ma Lettre à d'Alembert, j'eus honte d'en profiter si mal moi-même. D'ailleurs, apprenant ce que j'avois ignoré, il auroit fallu que la tête m'eût tout-à-fait tourné, pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour madame d'Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvoit remplacer dans mon cœur, et je fis mes adieux à l'amour pour le reste de ma vie. Au moment où j'écris ceci, je viens d'avoir d'une jeune et belle personne des agaceries bien dangereuses, et avec des yeux bien inquiétants: mais și elle a fait semblant d'oublier ma soixantaine, pour moi je m'en suis souvenu. Après m'être tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je réponds de moi pour le reste de mes jours. Madame de Boufflers, s'étant aperçue de l'émotion qu'elle m'avoit donnée, put s'apercevoir aussi que j'en avois triomphé. Je ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon âge; mais sur certains propos qu'elle tint à Thérèse, j'ai cru lui avoir inspiré de la curiosité. Si cela est, et qu'elle ne m'ait pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j'étois bien né pour être victime de mes foiblesses, puisque, si l'amour vainqueur me fut si funeste, l'amour vaincu me le fut encore plus. Ici finit le recueil de lettres qui m'a servi de guide dans ces deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs : mais ils sont tels dans cette cruelle époque, et la forte impression m'en est si bien restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m'offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi je puis marcher encore dans le livre suivant avec assez d'assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu'en tâtonnant. FIN DU DIXIÈME LIVRE. LIVRE ONZIÈME. QUOIQUE la Julie, qui depuis long-temps étoit sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle commençoit à faire grand bruit. Madame de Luxembourg en avoit parlé à la cour, madame d'Houdetot à Paris. Cette dernière avoit même obtenu de moi, pour Saint-Lambert, la permission de la faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avoit été enchanté. Duclos, à qui je l'avois aussi fait lire, en avoit parlé à l'académie. Tout Paris étoit dans l'impatience de voir ce roman; les libraires de la rue Saint-Jacques et celui du Palais-royal étoient assiégés de gens qui en demandoient des nouvelles. Il parut enfin, et son succès, contre l'ordinaire, répondit à l'empressement avec lequel il avoit été attendu. Madame la dauphine, qui l'avoit lu des premières, en parla à M. de Luxembourg comme d'un ouvrage ravissant. Les sentiments furent partagés chez les gens de lettres, mais dans le monde il n'y eut qu'un avis, et les femmes sur-tout s'enivrèrent et du livre et de l'auteur, au point qu'il y en avoit peu, même dans les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquête, si je l'avois entrepris. J'ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir besoin de l'expérience autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre ait mieux réussi en France que dans tout le reste de l'Europe, quoique les François, hommes et femmes, n'y soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse, et son plus grand à Paris. L'amitié, l'amour, la vertu; régnent-ils donc à Paris plus qu'ailleurs? Non, sans doute; mais il y régne encore ce sens exquis qui transporte le cœur à leur image, et qui nous fait chérir dans les autres les sentiments purs, tendres, honnêtes que nous n'avons plus. La corruption désormais est par-tout la même': il n'existe plus ni mœurs ni vertus en Europe; mais s'il existe encore quelque amour pour elles, c'est à Paris qu'on doit le chercher (1). Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir bien analyser le cœur humain pour y démêler les vrais sentiments de la nature. Il faut une délicatesse de tact qui ne s'acquiert que dans l'éducation du grand monde, pour sentir, si j'ose ainsi dire, les finesses de cœur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième partie en parallèle avec la princesse de Cléves, et je dis que, si ces deux morceaux n'eussent été lus qu'en province, on n'auroit jamais connu tout leur prix. Il ne faut donc pas s'étonner si le plus grand succès de ce livre fut à (1) J'écrivois ceci en 1769. (Cette nate n'est point au manuscrit autographe.) la cour. Il abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire parcequ'on est plus exercé à Ies pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n'est assurément pas propre à cette sorte de gens d'esprit qui n'ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le mal, et qui ne voient rien du tout où il n'y a que du bien à voir. Si, parexemple, la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je suis sûr que personne n'en eût achevé la lecture, et qu'elle seroit morte en naissant. J'ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de Nadaillac. Si jamais ce recueil paroît, on y verra des choses bien singulières, et une opposition de jugements qui montre ce que c'est que d'avoir affaire au public. La chose qu'on y a le moins vue, et qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet et la chaîne de l'intérêt, qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d'aucune espèce, ni dans les personnages ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux, et sur la multitude de ses personnages. Richardson a en effet le mérite de les avoir tous bien caractérisés; mais, quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages et |