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prise, et où en sont les affaires. Et dès qu'il voit apporter au camp quelqu'un tout sanglant d'une blessure qu'il a reçue, il accourt vers lui, le console et l'encourage, étanche le sang qui coule de sa pl ie, chasse les mouches qui l'importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre. Si pendant le temps qu'il est dans la chambre du malade, qu'il ne perd pas de vue, il entend la trompette qui sonne la charge: Ah! dit-il avec imprécation, puisses-tu ètre pendu, maudit sonneur qui cornes incessamment, et fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir! Il arrive même que, tout plein d'un sang qui n'est pas le sien, mais qui a rejailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire à ceux qui reviennent du combat, qu'il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami: il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu'ils sont d'un même pays; et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des ennemis, et l'a apporté dans sa tente.

DES GRANDS D'UNE RÉPUBLIQUE.

La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un État populaire, n'est pas le désir du gain ou de l'accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s'agrandir, et de se fonder, s'il se pouvait, une souveraine puissance sur celle du peuple. S'il s'est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d'aider de ses soins le premier magistrat dans la conduite d'une fête ou d'un spectacle, cet homme ambitieux, et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s'en acquitter. Il n'approuve point la domination de plusieurs, et de tous les vers d'Homère i. n'a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux, quand un seul les gouverne 1.

Son langage le plus ordinaire est tel: Retirons-nous de cette multitude qui nous environne; tenons ensemble un conseil particulier, où le peuple ne soit point admis; essayons même de lui fermer le chemin à la magistrature. Et s'il se laisse prévenir contre une personne d'un condition privée, de qui il croie avoir reçu quelque injure, Cela, dit it, ne se peut souffrir; et il faut que lui ou moi abandonnions la ville Vous le voyez se promener dans la place sur le milieu du jour, avec les ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre; repousser fiè rement ceux qui se trouvent sur ses pas; dire avec chagrin aux premiers qu'il rencontre, que la ville est un lieu où il n'y a plus moyen de vivre; qu'il ne peut plus tenir contre l'horrible foule des plaideurs, ni 4. Hom., Iliade, 11, 204, 205.

supporter plus longtemps les longueurs, les crieries et les mensonges des avocats: qu'il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique, ou sur les tribunaux auprès d'un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte; et qu'il n'y a pas un seul de ces orateurs dévoués au peuple, qui ne lui soit insupportable. Il ajoute que c'est Thésée1 qu'on peut appeler le premier auteur de tous ces maux et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville, comme à ceux avec qui il sympathise de mœurs et de sentiments.

D'UNE TARDIVE INSTRUCTION.

Il s'agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence dans un âge avancé par un travail souvent inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s'avise d'apprendre des vers par cœur, et de les réciter à table dans un festin, où, la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court 3. Une autre fois il apprend de son propre fils les évolutions qu'il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des armes, et quel est l'usage, à la guerre, de la lance et du bouclier . S'il monte un cheval que l'on lui a prêté, il le presse de l'éperon, veut le manier, et, lui faisant faire des voltes ou des caracoles, il tombe lourdement et se casse la tête. On le voit tantôt, pour s'exercer au javelot, le lancer tout un jour contre l'homme de bois ; tantôt tirer de l'arc, et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches; vouloir d'abord apprendre de lui; se mettre ensuite à l'instruire et à le corriger, comme s'il était le plus habile. Enfin, se voyant tout nu au sortir d'un bain, il imite les postures d'un lutteur, et, par le défaut d'habitude, il le fait de mauvaise grâce, et il s'agite d'une manière ridicule.

1. Thésée avait jeté les fondements de la république d'Athènes en établissant l'égalité entre les citoyens. (Note de La Bruyère.)

2. Le manuscrit du Vatican ajoute: Quand cesserons-nous d'être ruinés par des charges onereuses qu'il faut supporter, et des galères qu'il faut équiper? » Walckenaer. 3. Voyez le chapitre de la Brutalite. (Note de La Bruyere.)

4. Le manuscrit du Vatican fournit ici une addition importante: Il se joint à des jeunes gens pour faire une course avec des flambeaux, en l'honneur de quelque heros. S'il est invite à un sacrifice fait à Hercule, il jette son manteau, et saisit le taureau pour le terrasser ; et puis il entre dans la palestre pour s'y livrer encore à d'autres exercices. Dans ces petits theatres des places publiques, où l'on répète plusieurs fois de suite le même spectacle, il assiste à trois ou quatre représentations consécutives, Four apprendre les airs par cœur. Dans les mysteres de Sabasius (de Bacchus), il cherche à être distingue particulierement par le prêtre. Il aime les courtisanes, enfonce leurs portes, et plaide pour avoir été battu par un rival. » WALCKENAER.

5. Une grande statue de bois qui etait dans le lieu des exercices pour apprendre à darder. (Note de La Bruyère.)

DE LA MÉDISANCE.

Je définis ainsi la médisance, une pente secrète de l'âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles. Et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs: si on l'interroge sur quelque autre, et que l'on lui demande quel est cet homme, il fail d'abord sa généalogie: Son père, dit-il, s'appelait Sosie', que l'on a connu dans le service et parmi les troupes sous le nom de Sosistrate; il a été affranchi depuis ce temps et reçu dans l'une des tribus de la ville: pour sa mère, c'était une noble thracienne, car les femmes de Thrace, ajoute-t-il, se piquent la plupart d'une ancienne noblesse: celui-ci, né de si honnêtes gens, est un scélérat, et qui ne merite que ie gibet. Et retournant à la mère de cet homme qu'il peint avec de si belles couleurs: Elle est, poursuit-il, de ces femmes qui épient sur les grands chemins les jeunes gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans une compagnie où il se trouve quelqu'un qui parle mal d'une personne absente, il relève la conversation: Je suis, lui dit-il, de votre sentiment; cet homme m'est odieux, et je me le puis souffrir: qu'il est insupportable par sa physionomie! Y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes? Savez-vous combien il donne à sa femme pour la dépense de chaque repas? trois oboles, et rien davantage; et croiriez-vous que, dans les rigueurs de l'hiver et au mois de décembre, il l'oblige de se laver avec de l'eau froide? Si alors quelqu'un de ceux qui l'écoutent se lève et se retire, il parle de lui presque dans les mêmes termes. Nul de ses plus familiers n'est épargné : les morts mêmes dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue.

DU GOUT QU'ON A POUR LES VIGIEUX.

Le goût que l'on a pour les vicieux décèle un penchant au vice. Celui que ce penchant domine fréquente les condamnés politiques. Il espère par là se rendre plus habile et plus formidable. Cite-t-on devant lui quelques hommes recommandables par leurs vertus: Bah! dit-il, ils sont comme les autres; tous les hommes se ressemblent : ces vertueux sont des hypocrites. I! parle sans cesse contre les gens de bien. Attaque

4. C'était chez les Grecs un nom de valet ou d'esclave. (Note de La Bruyère.) 2. Le peuple d'Athenes était partagé en diverses tribus. (Note de La Bruyere.) 3. Cela est dit par derision des Thraciennes, qui venaient dans la Grèce pour être servantes, et quelque chose de pis, (Note de La Bruyere.)

4. Elles tenaient hôtellerie sur les chemins publics, où elles se mélaient d'infâme commerces. (Note de La Bruyère.)

5. Il y avait au-dessous de cette monnaie d'autres encore de moindre prix. (Note de La Bruyere.)

8. Il était défendu chez les Athéniens de parler mal des morts, par une loi de Solon, leur législateur. (Note de La Bruyère.)

t-on un citoyen pervers, il déclare qu'on le calomnie, parce qu'il est libéral et indépendant. Il concède cependant en partie ce que l'on en dit, et prétend ignorer le reste; puis il ajoute : C'est un homme d'esprit, un cœur excellent, d'une capacité rare, jouissant d'un grand crédit. Toujours favorable à l'accusé traduit devant le peuple ou devant un tribunal, il s'assied près de lui, et s'écrie : Jugez donc l'homme, et non le fait. Celui qu'on accuse est le défenseur du peuple, c'est son chien vigilant; il le garde contre les oppresseurs, et les éloigne. Qui voudra se mêler des affaires publiques, si on abandonne à leurs persécuteurs de tels citoyens? Ainsi tout malfaiteur est son client; et, patron zélé, il le protége même contre les juges. S'il est juge lui-même, il interprétera les plaidoiries d'une manière perfide. L'affection pour les scélérats est sœur de la scélératesse, et le proverbe dit vrai : Qui se ressemble, s'assemble.

DU GAIN SORDIDE.

L'homme bassement intéressé accumule avec fureur des gains sordides. Il épargne le pain dans les repas, il emprunte de l'argent à l'étranger devenu son hôte par droit d'hospitalité. S'il sert à table: Il est juste, dit-il, que le distributeur ait une portion double; et il se l'adjuge.

S'il donne son manteau à nettoyer, il en emprunte un de quelqu'un de sa connaissance, et s'en sert jusqu'à ce qu'on le redemande... Il achète secrètement l'objet que convoite un ami, pour le lui revendre bien cher. Il diminue le salaire du maître de ses enfants, si leur maladie l'empêche de les envoyer à l'école. Au mois anthestérion, il ne les enverra pas du tout. Il y a alors tant de fètes, qu'il lui parait inutile de payer un mois de leçons. S'il reçoit une rétribution pour un esclave dont il a loué le travail, il exige un droit de change. Il en use de même envers l'économe qui lui rend ses comptes. S'il voyage avec ses amis, il se sert de leurs esclaves et loue le sien, sans leur donner part au profit qu'il en retire. S'il se fait chez lui un pique-nique, il met en réserve une petite partie de tout ce qu'on lui apporte, bois, lentilles, vinaigre, sel, huile de lampe Si un de ses amis se marie, ou marie sa fille, il a eu soin de projeter d'avance un voyage, et son absence le dispense du présent de noces. Enfin, il emprunte à ses amis de ces choses qu'on ne redemande pas, et qu'on ne voudrait pas reprendre.

FIN DE THEOPHRASTE.

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