naturelie d'une âme très-sensible, qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre partout les sentiments d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre, ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai; mais c'e1 comme le poëte dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action. Racine n'est ni Néron ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des Idées et des sentiments qui appartiennent au caractère et à la situation de ses personnages, et il trouve dans son imagination exaltée par les Sements et les idées dont il est plein, tous les traits dont il a besoin pour les peindre. Ne cherchons donc dans le style de La Bruyère, ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement involontaire de son âme; mais observous les formes diverses qu'il prend habilement pour nous intéresser ou nous plaire. Une grande partie de ses pensées ne pouvaient se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque vérité, quc'que finesse, quelque profondeur même qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone aurait bientôt ralenti et fatigué l'attention, si elle eût été trop continuement prolongée. Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire lire, il veut persuader ce qu'il écrit; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'âme, est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles. Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'attention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété? Tantôt il se passionne et s'écrie avec une sorte d'enthousiasme : « Je voudrais qu'il me fût permis de crier de toute ma force à ces «hommes saints qui ont été autrefois blessés des femmes: Fuyez les << femmes, ne les dirigez point; laissez à d'autres le soin de leur salut'.>> Tantôt, par un autre mouvement aussi extraordinaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez, retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin. Je «suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans « l'autre hémisphère; montez aux étoiles si vous le pouvez. M'y voilà. Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme 4. Leur salut. Voy. page 74. «< avide, insatiable, inexorable ', etc. » C'est dommage peut-être que la morale qui en résulte n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare. Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule. « Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand « nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, << tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail, « qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat 2.» « Vous aimez, dans un combat ou pendant un siége, à paraître en a cent endroits, pour n'être nulle part; à prévenir les ordres du géné« ral, de peur de les suivre, et à chercher les occasions plutôt que de « les attendre et les recevoir : votre valeur serait-elle fausse 3? » Quelquefois une réflexion qui n'est que sensée, est relevée par une image ou un rapport éloigné, qui frappe l'esprit d'une manière inattendue, « Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de « plus rare, ce sont les diamants et les perles . » Si La Bruyère avait dit simplement que rien n'est plus rare que l'esprit de discernement, on n'aurait pas trouvé cette réflexion digne d'être écrite 3. C'est par des tournures semblables qu'il sait attacher l'esprit sur des observations qui n'ont rien de neuf pour le fond, mais qui deviennent piquantes par un certain air de naïveté sous lequel il sait déguiser la satire. << Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve « dans une grande faveur, perde un procès o. « C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre « roture, et de n'y être pas gentilhomme '. » Il emploie la même finesse de tour dans le portrait d'un fat, lorsqu'il dit: « Iphis met du rouge, mais rarement; il n'en fait pas habitude®. » Il serait difficile de n'être pas vivement frappé du tour aussi fin 4. Perles. La Harpe n'est point de cet avis, et dit avec raison: « Ce rapprochement est bien singulier; et puis les perles et les diamants sont-ils donc si rares? » qu'énergique qu'il donne à la pensée suivante, malheureusement aussi vraie que profonde: « Un grand dit de Timagène, votre ami, qu'il est un « sot, et il se trompe. Je ne demande pas que vous répliquiez qu'il est « homme d'esprit; osez seulement penser qu'il n'est pas un sot 1. » C'est dans les portraits surtout que La Bruyère a eu besoin de toutes es ressources de son talent. Il interroge; il a l'air de sortir d'une méditation profonde; il met en scène les personnages qu'il veut peindre; il se met lui-même en scène avec eux. Il est presque toujours dramatique. Théophraste, que La Bruyère a traduit, n'emploie pour peindre ses Caractères que la forme d'énumération ou de description. En admiran beaucoup l'écrivain grec, La Bruyère n'a eu garde de l'imiter, ora quelquefois il procède comme lui par énumération, il sait ranimer cette forme languissante par un art dont on ne trouve ailleurs aucun exemple. Relisez les portraits du riche et du pauvre : « Giton a le teint frais, « le visage plein, la démarche ferme, etc. Phédon a les yeux creux, « le teint échauffé 2, etc. » Et voyez comment ces mots, IL EST RICHE, Il est pauvre, rejetes a la fin des deux portraits, frappent comme deux coups de lumière, qui, en se réfléchissant sur les traits qui précèdent, y répandent un nouveau jour, et leur donnent un effet extraordinaire. Quelle énergie dans le choix des traits dont il peint ce vieillard presque mourant qui a la manie de planter, de bâtir, de faire des projets pour un avenir qu'il ne verra point! « Il fait bâtir une maison « de pierre de taille, raffermie dans les encoignures par des mains « de fer, et dont il assure, en toussant et avec une voix frêle et débile, « qu'on ne verra jamais la fin. Il se promène tous les jours dans ses << ateliers sur les bras d'un valet qui le soulage. Il montre à ses amis « ce qu'il a fait, et leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas « pour ses enfants qu'il bâtit, car il n'en a point; ni pour ses héritiers, << personnes viles et qui sont brouillées avec lui: c'est pour lui seul, « et il mourra demain 3! » Ailleurs il nous donne le portrait d'une femme aimable, comme un fragment imparfaitement trouvé par hasard; et ce portrait est char mant: je ne puis me refuser au plaisir d'en citer un passage. « Loin de « s'appliquer à vous contredire avec esprit... ARTÉNICE s'approprie vos << sentiments; elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit; <«< vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien, et d'avoir mieux «< dit encore que vous n'aviez cru. Elle est toujours au-dessus de la « vanité, soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive; elle oublie les traits << où il faut des raisons; elle a déjà compris que la simplicité est élo<< quente1. >> Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle vie:llit, et qui s'étonne d'éprouver la faiblesse et les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop molle? Il en fait un apologue. C'est IRÈNE qui va au temple d'Épidaure consulter Esculape. D'abord elle se plaint qu'elle est fatiguée : « Le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle <«< vient de faire : ... elle lui déclare que le vin lui est nuisible; l'oracie « lui dit de boire de l'eau... Ma vue s'affaiblit, dit Irène : prenez des « lunettes, dit Esculape. Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, je <«< ne suis ni si forte ni si saine que je l'ai été. C'est, dit le dieu, que vous « vieillissez. Mais quel moyen de guérir de cette langueur? Le plus « court, Irène, c'est de mourir comme ont fait votre mère et votre « aïeule 2. » A ce dialogue, d'une tournure naïve et originale, substituez une simple description à la manière de Théophraste, et vous verrez comment la même pensée peut paraître commune ou piquante, suivant que l'esprit ou l'imagination sont plus ou moins intéressés par les idées et les sentiments accessoires dont l'écrivain a su l'embellir. La Bruyère emploie souvent cette forme d'apologue, et presque toujours avec autant d'esprit que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue d'aussi parfait que l'histoire d'ÉMIRE. C'est un petit roman plein de finesse, de grâce et même d'intérêt. Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par la variété des mouvements et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ces beureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains, dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'er transplanter d'un idiome étranger. « Tout excellent écrivain est excellent peintre, » dit La Bruyère lui-même, et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau, tout y parle à l'imagination : « La véritable «< grandeur se laisse TOUCHER ET MANIER... elle SE COURBE par bonté <vers ses inférieurs, et REVIENT sans effort dans son naturel!. » << Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subitement un homme << à la mode, et qui le SOULÈVE davantage, que le grand jeu2. » Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage, avant de savoir le jugement du public: « Ils ne hasardent point leurs << suffrages, et ils veulent être PORTÉS PAR LA FOULÉ et ENTRAINĖS << par la multitude 3. >> Veut-il tourner en ridicule la manie du fleuriste; il vous le montre PLANTÉ ET Qui a pris racine devant ses tulipes. Il en fait un arbre de son jardin. Cette figure hardie est piquante, surtout par l'analogie des objets. << Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter de << faire une sottise 5. » C'est une figure heureuse que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer. L'énergie de l'expression dépend de la force avec laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi La Bruyère, s'élevant contre l'usage des serments, dit : « Un honnête «< homme qui dit oui et non, mérite d'être cru: son caractère JURE << pour lui. » Il est d'autres figures de style, d'un effet moins frappant, parce que les raports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit: je n'en citerai qu'un exemple. « Il y a dans quelques femmes un MÉRITE PAISIBLE, mais solide, << accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvrent COUVRIR de toute. << leur modestie'. >> Ce MÉRITE PAISIBLE offre à l'esprit une combinaison d'idées fines et délicates, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aur le goût plus délicat et plus exercé. |