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cent à faire pour les conferver tout ce que me permettent le droit le plus exact & la plus févère justice. Si ma mémoire devoit s'éteindre avec moi, plutôt que de compromettre perfonne, je souffrirois un opprobre injufte & patsager sans murmure: mais puisqu'enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre avec lui le souvenir de l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il fut réellement, & non tel que d'injuf tes ennemis travaillent fans relâche à le peindre.

Fin du huitième Livre.

LES

CONFESSIONS

DE

J.J. ROUSSEAU.

LIVRE NEUVIÈME.

L'IMPATIENCE d'habiter l'Hermitage ne me permit pas d'attendre le retour de la belle faifon, & fi-tôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de, m'y rendre, aux grandes huées de la cotterie H....chique, qui prédisoit hautement que je ne fupporterois pas trois mois de folitude, & qu'on me reverroit dans peu revenir avec ma courte honte vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyois prêt d'y rentrer, je ne faifois pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m'étois, malgré moi, jetté dans le monde, je n'avois cessé de regretter mes chères Charmet

tes & la douce vie que j'y avois menée. Je me sentois fait pour la retraite & la campagne; il m'étoit impossible de vivre heureux ailleurs: à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espèce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement. A Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité des foupers, dans l'éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole; toujours mes bosquets mes ruisseaux, mes promenades folitaires, venoient par leur souvenir me diftraire , me contrifter, m'arracher des soupirs & des désirs. Tous les travaux auxquels j'avois pu m'assujettir, tous les projets d'ambition qui, par accès, avoient animé mon zèle n'avoient d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattois de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que j'avois cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeois par ma fituation particulière être en état de m'en passer, & pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avois

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pas un fou de rente mais j'avois un nom, des talens; j'étois fobre, & je m'étois ôté les besoins les plus difpendieux, tous ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étois laborieux cependant quand je voulois l'être, & ma paresse étoit moins celle d'un fainéant que celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à fon heure. Mon métier de copiste de mufique n'étoit ni brillant ni lucratif, mais il étoit sûr. On me favoit gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choifir. Je pouvois compter que l'ouvrage ne me manqueroit pas, & il pouvoit me fuffire pour vivre en bien travaillant. Deux mille francs qui me reftoient du produit du Devin du village & de mes autres écrits me faifoient une avance pour n'être pas à l'étroit, & plufieurs ouvrages que j'avois fur le métier, me promettoient, fans rançonner les libraires, des supplémens suffisans pour travailler à mon aife, fans m'excéder, & même en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s'oc

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cupoient utilement, n'étoit pas d'un entretien fort coûteux. Enfin mes refsources, proportionnées à mes besoins & à mes défirs, pouvoient raisonnablement me promettre une vie heureuse & durable dans celle que mon inclination m'avoit fait choisir.

J'aurois pu me jetter tout-à-fait du côté le plus lucratif, & au lieu d'affervir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits, qui, du vol que j'avois pris & que je me fentois en état de foutenir, pouvoient me faire vivre dans l'abondance & même dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu join dre des manœuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentois qu'écrire pour avoir du pain, eût bientôt étouffé mon génie & tué mon talent qui étoit moins dans ma plume que dans mon cœur, & né uniquement d'une façon de penter élevée & fière, qui seule pouvoit le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m'eût

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