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pas plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des chofes utiles & vraies que des choses qui pluffent à la multitude, & d'un auteur diftingué que je pouvois être, je n'aurois été qu'un barbouilleur de papier. Non, non, j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'étoit, ne pouvoit être illuftre & respectable qu'autant qu'il n'étoit pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour ofer dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jettois mes livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, fans aucun fouci du reste. Si l'ouvrage étoit rebuté, tant pis pour ceux qui n'en vouloient pas profiter. Pour moi, je n'avois pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvoit me nourrir fi mes livres ne se vendoient pas, & voilà précisément ce qui les faisoit vendre.

Ce fut le 9 Août 1756 que je quittar la ville pour n'y plus habiter; car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j'ai fait depuis, tant

à Paris qu'à Londres & dans d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Mde. D'.....y vint nous prendre tous trois dans son carosse; fon fermier vint charger mon petit bagage, & je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée & meublée simplement, mais proprement & même avec goût. La main qui avoit donné ses soins à cet ameublement, le rendoit à mes yeux d'un prix inestimable, & je trouvois délicieux d'étre l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avoit bâtie exprès pour

moi.

Quoiqu'il fit froid, & qu'il y eût même encore de la neige, la terre commençoit à végéter; on voyoit des violettes & des prime-vères, les bourgeons des arbres commençoient à poindre, & la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rofsignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre dans un bois qui touchoit la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyois encore dans la rue Grenelle, quand tout-à-coup ce ramage me fit tressaillir, & je m'écriar dans mon transport: enfin tous mes vœux font accomplis ! Mon premier foin fut de me livrer à l'impression des objets champêtres dont j'étois entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, & il n'y eut pas un fentier, pas un taillis, pas un bofquet, pas un réduit autour de ma demeure, que je n'eufse parcouru dès le lendemain. Plus j'examinois cette charmante retraite, plus je la sentois faite pour moi. Ce lieu folitaire plutôt que fauvage me transportoit en idée au bout du monde. Il avoit de ces beautés tou. chantes qu'on ne trouve guere auprès des villes, & jamais en s'y trouvant tranf porté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.

Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperaffes & à régler mes occupa tions. Je destinai, comme j'avois toujours fait, mes matinées à la copie, & mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc & de mon crayon: car n'ayant jamais pu écrire & penser à mon aise que fub dio, je n'étois pas tenté de changer de méthode, & je comptois bien que la forêt de Montmorenci, qui étoit presque à ma porte, feroit déformais mon cabinet de travail. J'avois olusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étois affez magnifique en projets, mais dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avoit marché lentement. J'y comptois mettre un peu plus de diligence quand j'aurois moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette at tente, & pour un homme souvent ma lade, souvent à la C.......e, à E....y, à Eaubonne, au château de Montmo renci, souvent obsédé chez lui de cus rieux désœuvrés, & toujours occupé la moitié de la journée à la copie, fi l'on compte & mesure les écrits que j'ai faits dans les fix ans que j'ai paffés, tant à l'Hermitage qu'à Montmorenci trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.

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l'on

Des divers ouvrages que j'avois fur le chantier, celui que je méditois depuis long temps, dont je m'occupois avec le plus de goût, auquel je voulois travailler toute ma vie, & qui devoit, felon moi, mettre le sceau à ma réputation, étoit mes Institutions politiques. Il y avoit treize à quatorze ans que j'en avois conçu la premiere idée, lorsqu'étant à Venife j'avois eu quelqu'occafion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors, mes vues s'étoient beau coup étendues par l'étude historique de la morale. J'avois vu que tout tenoit radicalement à la politique, & que, de quelque façon qu'on s'y prêt, aucun peuple ne feroit jamais que ce que la nature de fon gouvernement le feroit être; ainsi cette grande question du meil leur gouvernement possible me paroissoit se réduire à celle-ci: Quelle est la nature de gouvernement propre à former un peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus fage, le meilleur enfin, à pren dre ce mot dans son plus grand sens? J'avois cru voir que cette question tenoit de bien près à cette autre-ci, si même elle en étoit différente: Quel est le gou

vernement qui par sa nature se tient toujours

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