Quand on faura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne m'en point séparer, qu'après vingt-cinq ans passés avec elle, en dépit du fort & des hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par l'épouser, sans attente & fans sollicitation de sa part, fans engagement ni promesse de la mienne, on croira qu'un amour forcené, m'ayant dès le premier jour tourné la tête, n'a fait que m'amener par degré à la dernière extravagance; & on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particulières & fortes qui devoient m'empêcher d'en jamais venir là. Que pensera donc le lecteur, quand je lui dirai dans toute la vérité qu'il doit maintenant me connoître, que du premier moment que je la vis, jufqu'à ce jour, je n'ai jamais fenti la moindre étincelle d'amour pour elle, que je n'ai pas plus defiré de la posséder que Mde. de Warens, & que les besoins des sens, que j'ai fatisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, fans avoir rien de propre à l'individu? Il croira qu'autrement constitué qu'un autre homme, je fus incapable de sentir l'amour, puisqu'il n'entroit point dans les sentimens qui m'attachoient aux femmes qui m'ont été les plus chères. Patience, ô mon lecteur ! le moment funeste approche où vous ne serez que trop bien désabusé. Je me répète, on le fait; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, étoit tout entier dans mon cœur: c'étoit le besoin d'une société intime & aussi intime qu'elle pouvoit l'être: c'étoit furtout pour cela qu'il me falloit une femme plutôt qu'un homme, une amie plutôt qu'un ami. Ce besoin singulier étoit tel, que la plus étroite union des corps ne pouvoit encore y suffire : il m'auroit fallu deux ames dans le même corps; fans cela je sentois toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités, & même alors par la figure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence, si j'avois pu borner la fienne en moi, comme je l'avois espéré. Je n'avois rien à craindre de la part des hommes; je suis sûr d'être le seul qu'elle ait véritablement aimé, & fes tranquilles sens ne lui en ont guères demandé d'autres, même quand j'ai cessé d'en être un pour elle à cet égard. Je n'avois point de famille; elle en avoit une; & cette famille dont tous les naturels différoient trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là fut la première cause de mon malheur. Que n'aurois-je point ✓ donné pour me faire l'enfant de sa mère ! Je fis tout pour y parvenir, & n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un différent du mien, contraire au mien, & même à celui de fa fille, qui, déjà, n'en étoit plus séparé. Elle & ses autres enfans & petits-enfans devinrent autant de sanglues, dont le moindre mal qu'ils fissent à Thérèfe étoit de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses pièces, se laissoit dévaliser & gouverner sans mot dire; & je voyois avec douleur, qu'épuisant ma bourse & mes leçons, je ne faifois rien pour elle dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance & l'en estimois davantage; mais fon refus n'en tourna pas moins à son préjudice & au mien. Livrée à sa mère & aux siens, elle fut. à eux plus qu'à moi, plus qu'à elle-même. Leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin si, grâce à fon amour pour moi, si, grâce à son bon naturel, elle ne fut pas tout-à-fait fubjuguée; c'en tut assez, du moins, pour empêcher en grande partie l'effet des bonnes maximes que je m'efforçois de lui inspirer; c'en fut affez pour que, de quelque façon que je m'y fois pu prendre, nous ayons tou jours continué d'être deux. Voilà comment dans un attachement fincère & réciproque, où j'avois mis toute la tendresse de mon cœur, le vide • de ce cœur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfans, par lesquels il l'eût été, vinrent; ce fat encore pis. Je fremis de les livrer à cette famille mal élevée pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l'éducation des Enfans. trouvés étoient beaucoup moindres. Cette raifon raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à Mde. de F.......l, fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimai mieux être moins disculpé d'un b'âne aussi grave, & ménager la famille d'une personne que j'aimois. Mais on peut juger par les mœurs de fon malheureux frère, fi jamais, quoiqu'on en pût dire, je devois exposer mes enfans à recevoir une éducation semblable à la sienne. Ne pouvant goûter dans sa plénitude - cette intime société dont je sentois le besoin, j'y cherchois des supplémens qui n'en remplissoient pas le vide, mais qui me le laissoient moins fentir. Faute d'un ami qui fût à moi tout entier, il me falloit des amis dont l'impulsion sur- montat mon inertie; c'est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l'abbé de Condillac, que j'en fis avec G.... une nouvelle, plus étroite encore, & qu'enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont j'ai raconté l'histoire, rejeté sans y songer dans la littérature dont je me croyois forti pour toujours. Second Suppl. Tome I. 0 |