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Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellec. tuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la fimple & fière économie. Bientôt à force de m'en occuper, je ne vis plus qu'erreur & folie dans la doctrine de nos fages, qu'oppreffion & misère dans notre ordre social. Dans l'illufion de mon fot orgueil, je me crus fait pour diffiper tous ces prestiges; & jugeant que pour me faire écouter, il falloit mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure fingulière qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m'ont pu pardonner Î'exemple, qui, d'abord, me rendit ridicule, & qui m'eût enfin rendu refpectable, s'il m'eût été possible d'y perfévérer.

Jusques-là j'avois été bon: dès-lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avoit commencé dans ma tête, mais elle avoit passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil y germa fur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus, & pen. dant quatre ans au moins que dura cette effervefcence dans toute la force, rien de grand & de beau ne peut entrer dans un cœur d'homme, dont je ne fusse capable entre le ciel & moi. Voilà d'où nâquit ma subite éloquence, voilà d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m'embrasoit, & dont pendant quarante ans il ne s'étoit pas échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'étoit pas encore allumé.

J'étois vraiment transformé; mes amis, mes connoiffances ne me reconnoiffoient plus. Je n'étois plus cet homme timide & plutôt honteux que modeste, qui n'osoit ni se présenter ni parler; qu'un mot badin déconcertoit, qu'un regard de femme faisoit rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portois par-tout une aflurance d'autant plus ferme qu'elle étoit simple & résidoit dans mon ame plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m'avoient inf piré pour les mœurs, les maximes & les préjugés de mon fiècle, me rendoit insensible aux railleries de ceux qui les avoient, & j'écrafois leurs petits bons

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mots avec mes sentences, comme j'écraferois un infecte entre mes doigts. Quel changement! tout Paris répétoit les âcres & mordans farcasmes de ce même homme, qui, deux ans auparavant & dix ans après, n'a jamais fu trouver la chose qu'il avoit à dire, ni le mot qu'il devoit employer. Qu'on cherche l'état du monde le plus contraire à mon naturel, on trouvera celui-là. Qu'on se rappelle un de ces courts momens de ma vie où je deve nois un autre, & cessois d'être moi; on le trouve encore dans le temps dont je parle; mais au lieu de durer fix jours, fix semaines, il dura près de fix ans, & dureroit peut-être encore, sans les circonstances particulières qui le firent ceffer, & me rendirent à la nature, audessus de laquelle j'avois voulu m'élever.

Ce changement commença fitôt que j'eus quitté Paris, & que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nour rir l'indignation qu'il m'avoit infpirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis plus les méchans, je cessai de les hair. Mon cœur peu fait pour la haine, ne

fit plus que déplorer leur misère & n'en diftinguoit pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins fublime, amortit bientôt l'ardent enthousiasme qui m'avoit transporté si long-temps; & fans qu'on s'en apperçût, sans presque m'en appercevoir moi-même, je redevins craintif, complaifant, timide, en un mot, le - même Jean-Jacques que j'avois été aupa

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ravant.

Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-même & s'arrêter-là, tout étoit bien; mais malheureusement elle alla plus loin & m'emporta rapidement à l'au ire extrême. Dès lors mon ame en branle, n'a plus fait que passer par la ligne de repos, & fes ofcillations toujours renouvelées, ne lui ont jamais permis d'y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution, époque terrible & fatale d'un fort qui n'a point d'exemple chez les mortels.

N'étant que trois dans notre retraite, le loisir & la folitude devoient naturellement refferrer notre intimité. C'est auffi ce qu'ils firent entre Thérèse & moi. Nous passions tête-à-tête sous les ombrages des heures charmantes dont je n'avois jamais fi bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore plus qu'elle n'avoit fait jusqu'alors. Elle m'ouvrit son cœur fans réserve, & m'apprit de sa mère & de fa famille des choses qu'elle avoit eu la force de me taire pendant long-temps. L'une & l'autre a voient reçu de Mde. D...n des multitudes de préfens faits à mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s'étoit approprié pour elle & pour ses autres enfans, fans en rien laiffer à Thé rèfe, & avec très-sévères défenses de m'en parler; ordre que la pauvre fille avoit fuivi avec une obéissance incroyable.

Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d'apprendre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot & G.... avoient eu souvent avec l'une & l'autre pour les détacher de moi, & qui n'avoient pas réussi, par la résif tance de Thérèse, tous deux avoient eu depuis lors de fréquens & secrets colloques avec sa mère, sans qu'elle eût pu rien favoir de ce qui se brasfoit entr'eux. Elle savoit feulement que les petits pré

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