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fance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu'eux, étoit à peu près de mon âge. Il aimoit la musique; il en savoit la théorie; nous en parlions ensemble; il me parloit aussi de ses projets d'ouvrages. Cela forma bientot entre nous des liaisons plus intimes qui ont duré quinze ans, & qui probablement dureroient encore si malheureusement, & bien par sa faute, je n'eusse été jeté dans fon même métier.

On n'imagineroit pas à quoi j'em ployois ce court & précieux intervalle qui me restoit encore avant d'être forcé de mendier mon pain; à étudier par cœur des passages de poëtes, que j'avois appris cent fois & autant de fois oubliés. Tous les matins vers les dix heures j'allois me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche, & là jusqu'à l'heure du diner je remémorcis tantôt une ode sacrée & tantôt une bucolique, fans me rebuter de ce qu'en repassant celle du jour je ne man quois pas d'oublier celle de la veille. Je me rappellois qu'après la défaite de Nicias à Syracuse, les Athéniens captifs

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gagnoient leur vie à réciter les poëmes. d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait d'érudition pour me prémunir contre la misère, fut d'exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poëtes par

cœur.

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J'avois un autre expédient non moins folide dans les échecs auxquels je consacrois régulièrement chez Maugis les après-midi des jours que je n'allois pas au spectacle. Je fis là connoissance avec M de Légal. avec un M. Huffon avec Philidor, avec tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-là, & n'en devins pas plus habile. Je ne doutai pas, cependant, que je ne devinsse à la fin plus fort qu'eux tous, & c'en étoit affez felon moi, pour me fervir de ressource. De quelque folie que je m'engouasse, j'y portois toujours la même manière de raisonner. Je me difois: quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d'être recherché. Primons donc, n'importe en quoi, je ferai recherché; les occafions se présenteront, & mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n'étoit pas le sophifme de ma raison, c'étoit celui de mon indolence. Effrayé des grands & rapides efforts qu'il auroit fallu faire pour m'évertuer, je tâchois de flatter ma paresse, & je m'en voilois la honte par des argumens dignes d'elle.

J'attendois ainsi tranquillement la fin de mon argent, & je crois que je ferois arrivé au dernier sol sans m'en émouvoir davantage, si le P. Castel que j'allois voir quelquefois en allant au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel étoit fou, mais bon homme au demeurant: il étoit fâché de me voir confumer ainsi sans rien faire. Puisque les muficiens, me dit-il, puisque les savans ne chantent pas à votre unisson, changez de corde & voyez les femmes. Vous réuffirez peut-être mieux de ce côté là. J'ai parlé de vous à Mde. de B......1; allez la voir de ma part.

C'est une bonne femme qui verra avec plaisir un Pays de fon fils & de fon mari. Vous verrez chez elle Mde. de B..... e sa fille, qui est une femme d'esprit. Mde. D... n en est une autre à qui j'ai aussi parlé de vous; portez-lui votre ouvrage, elle a envie de vous voir, & vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes. Ce font comme des courbes dont les sages font les asymptotes; ils s'en approchent fans ceffe, mais ils n'y touchent jamais.

Après avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles corvées, je pris enfin courage, & j'allai voir Mde. de B...... I. Elle me reçut avec bonté : Mde. de B.....e étant entrée dans sa chambre, elle lui dit: ma fille, voilà M. Rousseau dont le P. Castel nous a parlé. Mde. de B.....e me fit compliment fur mon ouvrage, & me menant à son clavecin, me fit voir qu'elle s'en étoit occupée. Voyant à sa pendule qu'il étoit près 'd'une heure, je voulus m'en aller. Mde. de B......l me dit: vous êtes loin de votre quartier, restez vous dînerez ici. Je ne me fis pas prier. Un quartd'heure après, je compris par quelque mot, que le dîner auquel elle m'invitoit, étoit celui de son office. Mde. de B......1 étoit une très-bonne femme, mais bornée, & trop pleine de fon illustre noblesse Polonoise; elle avoit peu d'idée des égards qu'on doit aux talens. Elle me jugeoit même en cette occasion sur mon maintien plus que fur mon équipage, qui, quoique très-simple, étoit fort propre, & n'annonçoit point du tout un homme fait pour dîner à l'office. J'en avois oublié le chemin depuis trop long-temps pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout nion dépit, je dis à Mde. de B......l qu'une petite affaire qui me revenoit en més moire me rappeloit dans mon quartier, & je voulus partir. Mde. de B.....e s'approcha de fa mere, & lui dit à l'oreille quelques mots qui firent effet. Mde. de B......l se leva pour me retenir, & me dit: je compte que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je crus que faire le fier seroit faire le sot, & je restai. D'ailleurs la bonté de Mde. de B.....e m'avoit touché & me la rendoit intéressante. Je fus fort aise de dîner avec elle, & j'espérai qu'en me connoiffant davantage, elle n'auroit pas regret à m'avoir procuré cet honneur. M. le président de L.......n, grand ami de la maison, y dina auffi. Il avoit, ainsi que BY

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