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Courans qui y font très-violens, nous firent passer & repasser cinq fois le détroit.

Le 15 nous doublâmes le cap de Horn par les 57 degrés 40 minutes latitude méridionale. Nous eûmes durant trente jours des vents violens & contraires. Il fallut nous abandonner à la merci des flots & des vents qui nous emportoient, tantôt au sud, tantôt à l'oueft, & qui ne nous firent pas faire vingt lieues en route. Il faisoit un froid fort piquant. Ce qui nous confola dans ce mauvais temps, c'est que pendant plus de quarante jours nous n'eûmes jamais de nuit.

M

Le 9 de Décembre étant par les 50 degrés, nous découvrîmes un navire: on l'attendit; c'étoit le vaisseau nommé le Prince des Asturies, de soixante - fix pieces de canon. Il étoit réduit à une étrange extrémité, car il manquoit abfolument de vivres. On l'assista de tout ce que l'on put. J'y trouvai le Pere Covarruvias, Jésuite Espagnol, qui revenoit de Rome avec la qualité de Provincial de la province du Chili, à qui je procurai quelques rafraîchissemens.

Le 21 étant par les 37 degrés 40 minutes, nous découvrîmes la terre: nous

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n'étions éloignés que de vingt lieues de la Conception. Nous y entrâmes le foir. Il y avoit trois navires François prêts à retourner en Europe, sçavoir les deux Couronnes, le Saint Jean-Baptifte, & le Comte de Torigni. Le Pere Baborier arriva deux jours après nous, & nous continuerons le voyage ensemble. Ce Pere me parut bien ufé des fatigues de la mer, & encore plus des travaux que fon zèle lui a fait entreprendre dans le navire fur lequel il étoit.

Voilà, mon Révérend Pere, bien du temps que nous sommes fortis de France, & il faut encore plus d'un an avant que nous puissions arriver à la Chine. Il semble que cette terre chérie fuie devant nous. Je me recommande à vos saints Sacrifices, en l'union desquels je suis &c.

LETTRE

Du Pere Jacques de Haze, Missionnaire de la Compagnie de Jesus, au Révérend Pere Jean-Baptiste Arendts, Provincial de la même Compagnie dans la Province Flandro-Belgique.

A Buenos-Aires, ce 30 Mars 1718.

MON RÉVÉREND PERE,

La Paix de Notre Seigneur.

Depuis trente années que, par la miféricorde de Dieu je me suis consacré à ces Missions, rien ne m'a été plus sensible que de me voir éloigné de ceux avec qui j'ai passé mes premieres années, & dont le souvenir m'est toujours infiniment cher. Mais le Seigneur qui nous a séparés, nous réunit dans le même esprit & dans le même dessein que nous avons de procurer sa gloire.

Après avoir paflé vingt-deux ans auprès des Indiens , on m'en a retiré pour me donner le gouvernement du

College du Paraguay: c'est un fardeau qui étoit au-dessus de mes forces, & dont j'ai été chargé malgré moi : je m'attendois à finir mes jours avec mes chers Néophites, & je n'ai pu les quitter fans douleur. Il n'est pas surprenant, mon Révérend Pere, qu'un Mifsionnaire qui a cultivé pendant plusieurs années une peuplade nombreuse d'Indiens, conferve pour eux un tendre attachement, fur-tout lorsqu'il voit que Dieu bénit ses instructions, & qu'il trouve dans les peuples qui lui font confiés,, une piété solide, un véritable amour de la priere, & la plus vive reconnoissance envers ceux qui les ont tirés du sein des forêts, pour les réunir en un même lieu, & leur enseigner la voie du Ciel. C'est ce que je trouvois dans mes Néophites. Vous jugerez vous-même combien cette séparation me fut amere par le simple récit de ce qui se passa lorsque je fus fur le point de les quitter.

Le jour que je partis du bourg NotreDame de Lorette, cinq mille Indiens me fuivirent fondant en larmes, élevant les mains au Ciel, & me criant d'une voix entrecoupée de sanglots: Hé quoi, mon Pere, vous nous abandonnez donc? Les Ineres levoient en l'air leurs enfans que j'avois baptifés, & me prioient de leur donner ma derniere bénédiction. Ils

m'accompagnerent ainsi pendant une lieue entiere jusqu'au fleuve où je devois m'embarquer. Quand ils me virent entrer dans la barque, ce fut alors que leurs cris & leurs gémissemens redoublerent. Je sanglottois moi-même, & je ne pouvois presque leur parler. Ils se tinrent sur le rivage tant qu'ils purent me suivre des yeux, & je vous avoue que je ne crois pas avoir jamais ressenti de douleur plus vive.

Nous reçûmes, en l'année 1717, un secours de foixante-dix Missionnaires. Il y en avoit onze de la seule province de Baviere, pleins de mérite & de zèle, Je fus surpris de ne point voir dans ce nombre un seul de nos Peres de Flandres: ce n'est pas que je m'imagine que l'ardeur pour les Miffions les plus pénibles se soit tant soit peu ralentie parmi eux, mais je me doute que les Supérieurs, dans la crainte de perdre de bons sujets, en auront retenu cette année-là plusieurs qui aspiroient au bonheur de joindre leurs travaux aux nôtres. Oferois-je vous le dire, mon Révérend Pere, ne craignons point que Dieu se

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