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ou, ce qui revient au même, le principe de la constance de la vitesse de la lumière (la vitesse de la lumière est constante par rapport à n'importe quel système d'inertie; mesurée par l'observateur du train en mouvement, la vitesse de la lumière émise par une source liée à la voie est la même que la vitesse de cette même lumière mesurée par l'observateur de la voie)1ne peut pas être l'expression de ce qui est, ne peut pas s'appliquer à la vitesse réelle de la lumière (en donnant à ce mot « réel » la signification ontologique qu'il a pour le philosophe et pour le sens commun). Cela apparaît clairement si quittant le domaine proprement physico-mathématique, nous portons la question, comme il convient (puisqu'il s'agit du réel lui-même), sur le terrain de la philosophie de la nature.

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Ou bien en effet ce que nous appelons « vitesse » et < mouvement » désigne une réalité dans les choses, qui est là comme le fondement ontologique de nos mesures : le mouvement étant une certaine détermination qui affecte la chose et qui est donnée en elle, un passage de la puissance à l'acte à l'égard de lieux physiques à occuper (« ubications »), et la vitesse étant un certain mode réel du mouvement, un « nombre nombré » qui rapporte le mouvement aux mesures non de notre science mais de la nature elle-même, bien que nous ne puissions la saisir que relativement à nos mesures et à nos étalons à nous, comme dérivée d'une distance mesurée avec telles unités par rapport au temps mesuré avec telles unités.

Il est clair alors que la vitesse présupposant le temps et dépendant de celui-ci (c'est un non-sens, remarquonsle par parenthèse, de dire du temps qu'il va plus ou

1. Si pour chaque système la source est intérieure au système, et à supposer l'entraînement du milieu de propagation, (sinon le cas d'une source intérieure au système revient au cas d'une source extérieure), il est clair que la vitesse de la lumière sera constante pour chaque observateur. Ce n'est pas, évidemment, d'une telle constance qu'il est question dans la présente discussion.

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moins vite), ce mode réel d'un certain mouvement qu'on appelle vitesse de la lumière ne saurait être le même pour deux systèmes d'inertie en mouvement l'un par rapport à l'autre, que si la transformation de Lorentz, par laquelle on passe du temps d'un de ces systèmes au temps de l'autre, s'applique à des temps eux-mêmes ontologiquement réels, autrement dit si la durée et la simultanéité prises dans leur réalité intrinsèque, comme propriétés existant dans les choses (flux continu de l'avant et de l'après dans le devenir, coexistence de deux événements à un même instant indivisible de ce flux,) sont relatives. Or la relativité et la dislocation du temps réel et de la simultanéité réelle impliquent contradiction.

Que tout aille plus lentement pour un monde de Gullivers dont le devenir s'écoulerait suivant un autre rythme que celui d'un monde de Lilliputiens, que ces Gullivers vivent un jour et absorbent trois repas pendant que les Lilliputiens vivent sept mois et prennent six cent trente repas, c'est une idée qui n'enveloppe pas de contradiction interne ; ce qui est simultané pour les uns est simultané pour les autres, ce qui est successif pour les uns est successif pour les autres, et c'est en réalité une même durée ontologique qui est vécue par les uns et par les autres avec une mesure et un rythme différents. Qu'un voyageur en boulet, par suite de sa translation très rapide, passe d'un temps mesuré selon le mode des Lilliputiens à un temps mesuré selon le mode des Gullivers, que son pouls et tous les phénomènes qui ont lieu dans son boulet, deviennent deux cents fois plus lents, cela aussi peut s'imaginer sans absurdité, quoi qu'il en soit de l'invraisemblance de l'hypothèse ; que, du fait même de ce ralentissement universel, il ne puisse en aucune façon s'apercevoir du changement, cela enfin n'est pas absurde non plus, c'est même une de ces banales remarques que la moindre réflexion sur la relativité de nos mesures a de tout temps

suggérées aux philosophes, et dont Henri Poincaré a fait un usage si peu mesuré.

Mais le cas du voyageur einsteinien dans son boulet est tout autre chose, et dans la mesure même où elle suppose ontologiquement réels les temps d'Einstein, la fiction de M. Langevin enveloppe contradiction. Ce qui est absurde en effet, ce qui implique contradiction, c'est de prétendre que le même voyage ait des durées réelles différentes, — je ne dis pas, encore une fois, une même durée, une même grandeur temporelle mesurée avec des unités différentes, je dis des durées qui prises selon leur réalité intrinsèque elle-même, seraient réellement différentes, des grandeurs temporelles qui varieraient dans leur être, selon qu'elles sont mesurées par le voyageur ou par un observateur terrestre, de telle sorte que ce qui est présent dans la durée de l'un, par exemple tel événement produit sur la terre, serait réellement, si c'est un événement éloigné dans l'espace, plus ou moins passé ou plus ou moins futur dans la durée de l'autre, et qu'un seul et même instant, un seul et même indivisible de temps désigné dans une durée (non pas un instant qui dure, comme les instants du temps discontinu des purs esprits, mais un instant de notre temps continu d'êtres corporels, un instant qui ne dure pas) coexisterait réellement à un écoulement de temps dans une autre durée. Ce qui est absurde, c'est d'imposer au temps réel et à la simultanéité réelle une relativité qui est le propre des relations de raison variant avec l'observateur, et de prétendre que la distance qui sépare deux événements dans le temps, ou deux points dans l'espace, prise dans ce qui la constitue intrinsèquement, soit ceci ou cela selon l'observateur, que deux événements soient réellement simultanés ou réellement successifs à raison du mouvement de l'observateur; bref que le changement de mesure provenant du changement d'observateur affecte la réalité même de la chose mesurée.

Puis donc que la relativité du temps réel est une absurdité, il est impossible que la vitesse réelle de la lumière soit constante pour tous les systèmes d'inertie, ce qui supposerait cette relativité. S'il arrive qu'en raison du choix de leurs unités de longueur et de temps les observateurs de deux systèmes en mouvement l'un par rapport à l'autre trouvent pour la vitesse d'un mobile un nombre identique, c'est que ce nombre ne traduit pas fidèlement la réalité qui est dans le mobile. Et ainsi le principe de la constance de la vitesse de la lumière ne s'applique pas à la vitesse réelle de la lumière, parce qu'il y a une vitesse réelle de la lumière et que celle-ci ne peut pas être constante par rapport à divers systèmes en mouvement relatif.

Ou bien ce que nous appelons « vitesse » et « mouvement » n'est rien dans les choses, vitesse et mouvement n'existent que comme nombre trouvé, comme mesure effectuée par un observateur, et il faut en dire autant de la durée ; et en ce cas, si le temps n'est pas autre chose que telle mesure effectuée par un observateur dans telles conditions, si la simultanéité n'est pas autre chose que telle constatation faite par un observateur dans telles conditions, on ne peut plus faire état des absurdités que nous venons de signaler, et qui ne concernent que le temps et la simultanéité pris comme des réalités ayant en elles-mêmes telle constitution intelligible, comme des objets d'intelligence existant dans les choses.

Telle paraît bien la vraie signification de la philosophie de la nature impliquée par la théorie de la relativité. Cette philosophie, transformant en affirmation métaphysique un point de vue propre à la méthode du physicien, tient que « longueur et durée ne sont pas des qualités inhérentes au monde extérieur », des « propriétés intrinsèques » des corps, « ce ne sont que des rapports entre les objets de ce monde et quelque observa

teur bien déterminé »1, ce qui est très vrai de la mesure de longueur ou de durée effectuée par nous, mais très faux du fondement ontologique de cette relation. Et comme elle détache ainsi des choses les dimensions spatiales et temporelles, il faut bien qu'elle en détache aussi le mouvement et la vitesse. Est-ce à dire que cette philosophie soit toute « relativiste » (au sens philosophique du mot) et tout idéaliste? Sa tendance foncière au contraire est réaliste et « absolutiste », en ce sens qu'elle est ordonnée avant tout à la recherche d'un objet invariant indépendant de tout point de vue particulier; M. Eddington, et tout récemment M. Meyerson 2, ont formulé là-dessus de très pertinentes remarques. Mais quoi qu'en disent ces pénétrants auteurs, elle cherche cet invariant au rebours des procédés du sens commun; non pas en effet du côté d'un être (substance revêtue de ses accidents, quantité, qualités, etc.) demeurant un et le même, dans sa réalité intelligible, sous la diversité des aspects et des mensurations sensibles, mais du côté de la mesure sensible elle-même, des relations numériques entre mesures effectuées par nous, de la représentation sensori-mathématique de l'univers ; non pas au dedans des choses, et en un ordre étranger de soi à tout point de vue local'; mais dans l'extériorité de relations quantitatives qui doivent demeurer les mêmes de tous les points de vue possibles, dans une traduction mathématique du phénomène valable à la fois pour tous les observateurs imaginables. Elle ne conçoit ainsi l'absolu que comme « un relatif qui serait toujours le même quel que soit l'objet auquel il se rapporte » 3, tel le fameux ds 2 d'Einstein. Et pour parvenir à un tel absolu elle doit, —

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1. A.-S. EDDINGTON, Espace, Temps et Gravitation, trad. franç. Paris, Hermann, 1921, p. 43.

2. E. MEYERSON, Le relativisme, théorie du réel, Revue de Métaph. et de Morale, janvier-mars 1924.

3. A.-S. EDDINGTON, op. cit., p. 102.

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