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Fourier n'admet qu'une « coopération sociétaire >> entre Dieu et l'homme), tradition dont James a subi l'influence par l'intermédiaire de Renouvier. La conscience républicaine de ce dernier se refusait à soumettre << tous les êtres du monde à une autorité royale », à reconnaître « une autocratie céleste », elle se dressait contre « l'absolu religieux », elle flétrissait les races monothéistes « dont les bannières portent les devises de proscription: « Je suis celui qui suis; il n'y a de Dieu que Dieu. » James sera son écho fidèle, lorsqu'il décrétera, dans une phrase justement célèbre, que l'idée d'un « Créateur extérieur à l'univers... d'un gouverneur moral et intelligent, est aussi étrange pour les oreilles de la plupart d'entre nous, que si c'était la religion d'une peuplade sauvage, en quelque région lointaine. Les vues plus vastes que l'évolutionnisme scientifique a ouvertes et la marée montante de l'idéal social-démocratique ont changé le type de notre imagination, si bien que l'ancien théisme monarchique est vieilli ou en train de vieillir. » Dieu ne saurait donc être pour le pluralisme démocratique d'Amérique que primus inter pares (admirez ce rejaillissement métaphysique de l'égalitarisme). C'est pourquoi il doit mériter son existence en servant, comme la vérité elle-même. Mais lorsque l'esprit démocratique, retournant le mot de la Genèse, aura ainsi rendu l'être divin comme l'un de nous, comment n'achèverait-il pas son œuvre en le divisant en une société d'esprits, en une république de camarades en déité? Renouvier, après avoir soutenu un moment une sorte de « polythéisme athée », comme il dit luimême, exprimait, dans son Essai de psychologie, sa croyance en « des séries distinctes de Dieux » analogues << aux êtres personnels que nous connaissons », et se demandait si cet Olympe ne résulte pas d'une « apothéose des âmes ». James, sur lequel les idées spirites ont exercé beaucoup d'influence (on sait que peu de temps avant sa mort, il remit à ses amis de la Society

for psychical Research des plis cachetés, dont ils avaient mission de lui demander de révéler le contenu, après son décès, par des messages de l'au-delà; malheureusement << on attend en vain depuis onze ans cette preuve du spiritualisme expérimental »), James rapprochait parfois l'hypothèse polythéiste de l'hypothèse spiritiste; et de fait, si Dieu est un esprit fini, primus inter pares, n'est-il pas naturel de regarder comme ses pairs les esprits frappeurs et les « désincarnés » ? On voit ainsi se dessiner une alliance métaphysique entre le démocratisme et le spiritisme, qui promet pour l'avenır de l'intelligence.

« C'est un complément naturel de la métaphysique pluraliste que le polythéisme », écrit M. Jean Wahl. Peut-être prend-il un peu trop au sérieux la théologie républicaine de Renouvier et les truculentes hypothèses de William James. Il reste cependant que le polythéisme est vraiment, en effet, dans la ligne de développement du pluralisme anglo-saxon, qu'il en est si je puis dire le point de culmination normal; et cela est d'autant plus remarquable que ce pluralisme ne représente pas la fantaisie individuelle d'un philosophe, mais un vaste mouvement de pensée, une philosophie nationale, et que, d'autre part, le sentiment naturel des peuples anglo-saxons les porte à réaliser toute chimère philosophique en religion vécue.

Ce retour au polythéisme comme résultat final d'une manière exclusivement moraliste et empiriste d'envisager la religion, et d'une renonciation radicale à la spéculation rationnelle en ce domaine, peut-il jeter quelque lumière sur les origines psychologiques de l'ancien polythéisme? En tout cas il est singulièrement suggestif. Il y a une sorte de joie cruelle à voir les sages de ce monde aboutir à ces conceptions honteusement dégradées, après avoir eux-mêmes, pendant trois siècles, aigrement reproché à la foi catholique d'être anthropomorphique, idolâtre, contraire à la raison,

offensive de l'ordre naturel, d'adorer les saints, de restaurer le paganisme, etc. Supra dorsum meum fabricaverunt peccatores, dit l'Église, qui a, grâce à Dieu, les reins solides. A présent, ils en arrivent au polythéisme, et à la suite d'Auguste Comte réhabilitant le fétichisme, à la suite de Renouvier se déclarant partisan d'un << anthropomorphisme avoué » et d'une « digne foi anthropomorphique », et déifiant les hommes de bien, voici James et ses amis pluralistes, qui, avec leur << surnaturalisme grossier », avec leur Dieu fini, démocratique et national, protecteur et serviteur à la fois redoutable, patient et intéressé de la tribu, posé là pour de mystérieux trocs, rémunérateurs d'ailleurs et avantageux des deux côtés, restaurent une religion négroïde.

Ils ont bonne volonté, certes, ils sont animés des intentions les plus généreuses, les aspirations premières d'où procède leur philosophie sont saines et bonnes en elles-mêmes, l'exemple de Chesterton fait voir comment le catholicisme, où il y a place, selon la prophétie d'Isaïe, pour tous les genres d'animaux, sauve de telles aspirations sans leur laisser porter aucun détriment à la raison. Mais la bonne volonté ne suffit pas plus en philosophie qu'en politique. Et même, à prétendre résoudre les plus hauts problèmes, et les plus graves pour nous, sans vouloir la vérité, je veux dire en pratiquant d'abord sur soi-même l'ablation de l'organe intellectuel, puis en recourant à une méthode choisie précisément à cause de sa disproportion patente et radicale à l'égard de l'objet considéré, il faut avouer qu'il y a une improbité foncière. Les agnostiques, qui, après avoir admis l'impuissance de la raison en pareille matière, refusaient simplement de rien dire des choses divines, étaient des esprits plus honnêtes que ces philosophes débordants de religion, qui changent la gloire du Dieu incorruptible en la ressemblance de l'image de l'homme corruptible.

CHAPITRE IX

LE RÉALISME THOMISTE1

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I

EPUIS le temps où l'on nous enseignait au collège que le moyen âge a été une longue et ténébreuse interruption de la culture, l'histoire, même officielle, a fait de sensibles progrès. Non seulement les amis de la beauté sensible, mais les savants et les philosophes, que dis-je, la Sorbonne elle-même, professent aujourd'hui que le moyen âge — en particulier le xire et le XIIe siècle a été l'une des plus hautes

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périodes de civilisation rationnelle.

M. Duhem nous avait déjà montré chez les docteurs de l'Université de Paris les précurseurs de Vinci et de Galilée. M. Gilson explique à ses élèves la Somme contre les gentils. On s'aperçoit que la scolastique n'a pas été cette discipline stérile et toute verbale qu'il est si facile de réprouver quand on l'ignore, mais un approfondissement merveilleusement actif et subtil des problèmes qui nous importent le plus. On s'aperçoit que loin de gémir dans les chaînes d'une autorité asservissante, la raison s'est donné alors une sûre discipline scientifique sur l'héritage de laquelle vit le monde moderne, et que la philosophie, œuvre de la seule raison s'exerçant sur les réalités de la nature, et à ce titre parfai

1. Conférence faite à Genève, sous les auspices du Comité des Conférences universitaires, le 6 mars 1923.

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tement distincte de la théologie, œuvre de la raison éclairée par la foi et s'exerçant sur les mystères révélés, - n'a jamais joui, dans son domaine subordonné, d'une autonomie plus nettement marquée que chez saint Thomas d'Aquin.

A vrai dire, la philosophie de saint Thomas, c'est-àdire la philosophie d'Aristote repensée, approfondie et rectifiée par un génie plus lumineux et plus synthétique, ne se donne pas comme un système particulier parmi d'autres systèmes. elle ne veut pas être la philosophie d'un âge historique, mais bien la philosophie constamment progressive de l'humanité, et c'est pour cela même qu'elle est traditionnelle. C'est pour cela aussi qu'elle tient jalousement à tous ses principes formels, et qu'elle maintient son type avec férocité contre toute altération. Car ce n'est pas par le mélange éclectique des doctrines adverses, c'est exclusivement par l'objet, en s'élevant assez haut dans la possession du réel, qu'elle entend réconcilier tous nos conflits. Philosophie de l'être, se fiant à la raison avec plus de hardiesse qu'aucune autre, mais aussi plus de sagesse et de docilité à ce qui est, elle veut rassembler tous les aspects du vrai, et les présenter en nourriture à l'intelligence, semblable à cette grande nappe sur laquelle saint Pierre voyait rassemblés les animaux purs et impurs. Son caractère principal est ainsi l'universalité.

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Aussi bien faut-il avouer que seule parmi les doctrines elle jouit d'une continuité perdurable car saint Thomas a recueilli l'héritage de la sagesse antique, et après lui sa doctrine a continué et continue de vivre et de se développer.

Opus philosophicum semper perfectibile, nous dit-il. La philosophie se perfectionne sans cesse, à condition que l'on travaille sur des fondements immuablement fixés dans l'être, et que le nouveau s'ajoute à l'ancien, ne le détruise pas. Sans doute la science positive, l'astronomie et la physique du XIe siècle sont-elles

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