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tombées en ruines. Mais la philosophie thomiste est en elle-même pleinement indépendante des conceptions de ces disciplines particulières, qui lui ont fourni jadis comme un revêtement d'images et d'illustrations sensibles, non ses principes d'être ; et elle leur survit comme l'âme survit au corps.

Il reste cependant qu'elle a longtemps souffert parmi les modernes du discrédit dans lequel le passé médiéval était tenu. C'est, on le sait, sous l'impulsion du pape Léon XIII qu'elle a pris au xixe siècle un nouvel éclat. Mais si l'Église la recommande, jusqu'à déclarer par la bouche de Benoît XV et de Pie XI que la doctrine de saint Thomas est sa doctrine propre, elle ne l'impose point comme un dogme, elle la recommande comme une philosophie, c'est-à-dire comme une doctrine justifiable de la raison et de l'expérience. C'est essentiellement de son évidence intrinsèque que la philosophie thomiste tient son autorité, c'est au nom de la raison qu'elle s'affirme. A ce titre, elle attire aujourd'hui l'attention de beaucoup d'esprits qui ne professent pas la religion catholique, mais qui s'intéressent aux destinées, de l'intelligence. Dans son curieux petit livre sur le Retour à la scolastique, M. Gonzague Truc, athée lui-même, je crois bien, et qui exprime le regret que saint Thomas d'Aquin ait été chrétien, — regret que je ne partage pas, est d'avis que le retour en question est actuellement l'unique salut de la raison : avis que je partage...

Ces explications préliminaires montrent suffisamment, me semble-t-il, pourquoi je ne conçois pas la présente étude comme un exposé historique ou archéologique. En parlant du thomisme, c'est d'une philosophie vivante que je parlerai, non moins vivante que la philosophie moderne.

2. Il convient, me semble-t-il, de distinguer deux choses dans la pensée moderne, comme dans tout grand

:

mouvement de pensée d'une part ce que j'appellerai ses dominantes ou directives spirituelles, élément qui relève de la causalité formelle et spécificatrice; d'autre part tout un ensemble de découvertes et d'affirmations partielles, de coups de sonde dans le réel, comme dirait M. Bergson, donnant lieu à des constructions conceptuelles plus ou moins heureuses, tout un ensemble de positions et de revendications intellectuelles, qui jouent dans l'histoire de la pensée le rôle de matière à informer, au sens très large que les anciens donnaient à ce

mot.

Cette distinction qui permet d'intégrer toutes les richesses de vérité, toutes les nuances de vie de la pensée moderne sans rien concéder à ses erreurs, nous avons pris soin, dans Antimoderne comme dans Théonas, de la mettre vivement en lumière. Nous ne cesserons d'y insister tant qu'il faudra, sans espérer pourtant nous faire entendre des censeurs qui, trompés par le titre d'un ouvrage qu'ils n'ont pas, je veux le croire, pris la peine de lire, nous font dire juste le contraire de ce que nous avons dit, et déclarent que nous voulons condamner EN BLOC trois siècles de philosophie. Il est sûr qu'en prêtant gratuitement aux gens des énormités, on obtient de beaux succès critiques avec une remarquable économie de dépense intellectuelle (il ne faut jamais prodiguer les matières rares). Toutefois l'emploi des procédés journalistiques n'est guère recommandable en philosophie.

Nous distinguerons donc les directives spirituelles de la pensée moderne, et les richesses matérielles que celle-ci met en œuvre. Nous essaierons d'abord de dégager deux de ces directives, les plus importantes selon moi, celles qui concernent la nature humaine et l'intelligence; puis nous examinerons, par rapport aux positions thomistes, quelques-uns des apports de la pensée moderne ; enfin nous tâcherons de montrer quelles sont, en ce qui concerne l'intelligence et la

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nature humaine, les directives spirituelles du thomisme lui-même.

3. Toute grande période de culture est commandée par une certaine idée que l'homme se fait de l'homme. Privilège de l'intelligence, nous contemplons dans le miroir de notre mouvante connaissance « le visage de notre nativité », et autant que de notre nature ellemême, c'est de cette image de notre nature que dépend notre action et notre vie. Image qui n'apparaît avec une suffisante clarté que dans la pensée de quelques esprits particulièrement «représentatifs », et qui demeure indistincte et plus ou moins inconsciente, mais non pas chargée de moins d'énergie, dans la grande masse anonyme. Image douée de tant d'efficacité plastique qu'elle fait surgir et règle à sa mesure (même si elle est fausse et illusoire, auquel cas elle donne corps à des mensonges bien réels et bien vivants) les formations politiques et sociales caractéristiques d'une époque.

L'idée moderne de l'homme relève, je ne dis pas tout entière ni exclusivement, mais principalement, de Jean-Jacques Rousseau. Elle a toutefois des origines plus lointaines, que j'appellerai, pour simplifier le discours, cartésiennes d'un côté, luthériennes et jansénistes de l'autre.

Moi ou mon esprit, dit Descartes. Quelques efforts qu'il fasse pour maintenir la notion classique de l'unité substantielle du composé humain, la logique interne de son dualisme le porte invinciblement à confondre la personne humaine avec l'âme toute seule, avec l'esprit. Il refuse d'autre part les deux conditions, les deux servitudes si l'on veut, propres à notre science; il exige une science qui ne tire pas son origine des sens ; et il exige une science qui ne soit pas soumise à l'humiliant et fastidieux labeur du discursus syllogistique. La science cartésienne se construit à coups d'intuitions,

au dedans d'une pensée qui tient ses idées directement de Dieu, dont la vérité se résout, non dans les choses créées, mais dans la véracité divine, qui perçoit directement en leur essence la substance corporelle et la substance spirituelle, qui connaît les choses en se connaissant d'abord soi-même. L'entendement cartésien est naturellement infaillible (le scandale de l'erreur n'étant dû qu'au mauvais usage du libre arbitre), et il n'a qu'à se déployer en bon ordre pour posséder intelligiblement le monde, dans un savoir parfaitement dominateur, clair et distinct, universellement certain, qui nous est proportionné à souhait, puisqu'il n'est que mathématique, et où nous sommes de toutes parts en absolue sécurité. Tous ces traits concourent à nous montrer dans le spiritualisme cartésien une sorte d'angé lisme, qui imagine la raison humaine sur le type de l'esprit pur, d'un esprit pur physicien, tourné vers la connaissance de la terre.

Cet optimisme et, si je puis ainsi parler, ce mysticisme de la raison doublent, chez Descartes lui-même et chez ses successeurs, la conception traditionnelle, dont les vestiges subsisteront même chez un Voltaire, de l'homme comme animal pécheur. Mais de ces deux conceptions qui se juxtaposent sans se pénétrer, la seconde s'émiettera peu à peu chez les penseurs du XVIIIe siècle, avec le sentiment religieux auquel elle était originellement liée; la première au contraire, tout en subissant l'influence de l'empirisme et du sentimentalisme anglais, s'épanouira dans l'immense optimisme de la philosophie des lumières. Cependant, pour que cet optimisme passe de la partie au tout, du seul domaine intellectuel et rationnel au domaine humain tout entier, à tout l'homme, et du même coup change le visage du monde et de la vie, et se saisisse du cœur de l'humanité, il faudra qu'il soit fécondé par eaux vives de ce sentiment religieux que méprisaient les encyclopédistes, il faudra qu'il devienne lui-même

les

religion. Ce sera l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau, prophète du monde moderne.

4. Le sentiment religieux qui fait irruption avec une énergie si stupéfiante dans la pensée du XVIIIe siècle finissant, et qui d'ailleurs, chez Rousseau lui-même, se conforme au relief intellectuel et aux pentes de cette pensée, comme un torrent qui dévale, ce sentiment religieux a, me semble-t-il, des sources principalement protestantes. Je crois, il est vrai, que sauf en matière civique et politique, où Genève a eu sur lui une capitale influence, Rousseau tient assez peu, au moins en ligne directe, de sa première éducation calviniste; et je n'oublie pas qu'il a été longtemps catholique. Mais en accordant à M. Pierre-Maurice Masson que sa conversion a été plus sincère qu'il ne le dit, il faut bien ajouter que le catholicisme qu'il a rencontré chez Mme de Warens était non seulement peu édifiant, mais peu authentique ; en somme il a connu surtout du catholicisme, soit, à Paris, un résidu cadavérique chez les mondains athées qu'il fréquentait, soit, à Chambéry ou aux Charmettes, une sensibilité religieuse très prenante, et qui l'a marqué jusqu'au fond de l'âme, mais suspecte et dévoyée. Si bien que cet homme extraordinaire, dont le magnétisme religieux avait sans doute une puissance incalculable, a drainé, dans le catholicisme et hors de lui, tout ce qui, depuis deux ou trois siècles, se trouvait en marge de la stricte orthodoxie catholique.

Je voudrais indiquer, en particulier, comment le pessimisme lui-même des réformateurs, et plus tard des jansénistes, a contribué à la genèse de son idée de la bonté natuelle, et, par là même, à la conception moderne de la nature humaine.

Pour Luther, et Calvin est d'accord avec lui sur ce point, le péché d'Adam ne nous a pas seulement privés de la grâce originelle et du même coup blessés dans

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