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ment continu, soit par bonds, de s'étirer, de se resserrer constamment. Cette variété de sens et cette élasticité ont sans doute des inconvénients, surtout pour les personnes que penser fatigue, mais ne font qu'attester l'imperfection essentielle de tout système de signes matériels, et la faiblesse essentielle d'un esprit qui doit s'aider d'un tel système de signes pour progresser; tout effort pour se débarrasser radicalement de ces inconvénients en rendant le langage absolument fixe et rigide irait contre la nature, et conduirait sans nul doute à des inconvénients incomparablement plus graves. Je considère à ce point de vue l'esprit qui dirige les tentatives des Logisticiens comme foncièrement antiphilosophique.

Le lexique d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin est sans doute loin d'être entièrement parfait, au point de vue de la précision et de la commodité; c'est pourtant un merveilleux instrument, qui a fait ses preuves, et qui a servi aux plus fines analyses intellectuelles comme au système le plus rigoureusement cohérent : eh bien, ce lexique d'une si haute technicité est d'une souplesse et d'une plasticité surprenantes, et il serait impossible de le réduire à aucune combinaison mécanique d'éléments fixés une fois pour toutes Aucun thomiste, néanmoins, ne se trompe sur le sens de n'importe quel mot dans n'importe quelle phrase de saint Thomas.

C'est que, dans l'établissement de leur terminologie, les anciens avaient pour premier principe qu'ils parlaient à des intelligences, dont l'activité doit être dirigée, non suppléée par le signe. Que si, de par l'emploi d'un langage non rigide, des confusions risquaient fatalement de se produire, la Logique était précisément là pour nous apprendre à les éviter. C'est pourquoi ils regardaient la Logique comme l'indispensable instrument du savoir, et avaient poussé si loin l'art des distinctions, comme l'étude minutieuse, négligée de façon barbare par les logiciens modernes, des diverses propriétés logiques (telles que la suppositio, l'ampliatio, l'appellatio, etc.) que le terme peut avoir dans la proposition. Les difficultés et les aridités de la Logique étaient pour eux la rançon d'un bien infiniment précieux : la possession d'un système de signes matériels capable, grâce à sa non-rigidité, d'envelopper à chaque instant (de façon imparfaite, assu

rément, mais suffisante pour l'œuvre de l'intelligence), l'immatérielle pensée. De même qu'aucun agencement de liaisons mécaniques, ainsi que Driesch l'a si bien montré, ne peut se comporter comme un organisme vivant, de même aucun agencement mécanique de signes ne pourra jamais correspondre à la vie de la pensée. Il y faut un système de signes libres et ductiles, comportant d'inépuisables possibilités de jeu, et cependant consistant. Il est inévitable qu'un tel système de signes, par là même qu'il imite, avec des éléments matériels, le mouvement de l'esprit, présente par accident bien des déficiences.

Sans doute, il convient de remédier autant que possible à ces déficiences, et il faut avouer qu'au contraire, dans la philosophie contemporaine, l'équivocité des termes comme la déliquescence de la langue sont devenues une vraie calamité. Mais le seul moyen d'unifier et stabiliser le vocabulaire philosophique dans la mesure requise par la nature serait de retrouver une certaine communauté de convictions fondamentales, analogue à celle que la pensée médiévale, sous la végétation d'écoles pourtant bien opposées, connut pendant quelques siècles

V. Les considérations qui précèdent expliquent que je n'aie dans un Congrès de Philosophie comme celui auquel vous pensez, qu'une confiance des plus médiocres. Il pourrait cependant, à mon avis, s'il était bien organisé, être de quelque utilité, au moins en obligeant les philosophes à prendre mieux conscience du péril, et en leur faisant préciser les multiples sens de certains mots, tels que ceux que vous citez en exemple. Je n'oublie pas que la Société française de Philosophie a déjà pris l'initiative de publier un vocabulaire philosophique. Malgré le grand soin avec lequel ce travail est conduit, et les services qu'il peut rendre, qu'il me soit permis de remarquer qu'il montre surtout les difficultés auxquelles une telle entreprise se heurte nécessairement, et qu'augmente encore l'ignorance où se tiennent généralement les modernes, à l'égard des précieuses élucidations apportées par la tradition scolastique au vocabulaire philosophique.

II

SUR L'EXPRESSION « INTUITION ABSTRACTIVE.

1

A propos de notre conférence sur l'Intelligence et la Philosophie de M. Blondel (voy. plus haut p. 78), certains critiques nous ont fait dire que « la connaissance abstraite atteint immédiatement l'objet réel en lui-même » (Archív. de Phil., vol. II, cahier II, Bibliographie critique, p. 36). Sans doute le mot en lui-même pourrait être entendu comme se rapportant à la quiddité propre de la chose, en tant que celle-ci est spécificatrice de la connaissance, ut pertinet ad motivum et specificativum cognitionis 2. Cependant, à parler correctement et selon l'usage reçu entre les philosophes de l'École, dire qu'un objet est atteint « en lui-même », in se, signifie qu'il termine la connaissance par lui-même en tant qu'actuellement présent et existant, et, plus particulièrement, sans l'intermédiaire d'une image ou idée représentative (species expressa). C'est pourquoi nous nous sommes gardés de dire que la connaissance abstraite atteint l'objet réel en lui-même, ce qui eût été confondre les conditions de la connaissance intellectuelle et celles de la connaissance sensitive. Nous avons dit que la connaissance abstraite atteint le réel lui-même, (plus précisément la nature ou quiddité elle-même contenue dans le réel), — lui-même donc, mais non pas en lui-même dans un signe au contraire ou une similitude produite par l'intelligence, dans un concept3.

1. Cf. la recension du R. P. Picard (Archives de Phil., vol. II, cah. 2, pp. 32-39, et l'article du R. P. Descoqs, ibid., p. 201.)

2. JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. Phil., t. I, Log. II. P., q. 23, a. 2, p. 645.

3. Voy. plus haut pp. 124 et 125.

Le R. P. Gabriel Picard appelle en confirmation de ses critiques le témoignage de Jean de Saint-Thomas. « Selon lui 1, écrit-il, le caractère médiat de la connaissance conceptuelle est chose si évidemment avérée qu'il en tire un argument en faveur de l'immédiatisme absolu de la perception sensible, car, sans cela, pense-t-il, aucune de nos connaissances ne nous mettrait en rapport immédiat avec la chose en soi ». (Ibid.) Comme si nous avions jamais nié le caractère médiat de la connaissance conceptuelle au sens où l'entend ici Jean de Saint-Thomas, c'est-à-dire le fait qu'elle a lieu par l'intermédiaire de signes ou de similitudes représentatives, qui sont les concepts, fruits de l'abstraction! On commet ici une grave confusion, et il semble que l'on ait lu aussi légèrement le Docteur profond que notre propre

texte.

Ce que nous avons dit, en suivant le même Jean de Saint-Thomas, c'est que le concept étant pur signe formel, moyen de connaissance ou terme in quo, mais non pas terme quod, la médiation des concepts n'empêche pas la connaissance abstraite d'atteindre, en un autre sens, immédiatement son objet, à savoir de l'atteindre comme chose connue et saisie premièrement et avant tout, sans l'intermédiaire d'un autre objet (terme quod) d'abord atteint (comme seraient les idées quand on les conçoit, à la manière cartésienne, comme des copies ou des tableaux, comine des choses auxquelles la connaissance se terminerait d'abord). « Nec enim prius attingitur conceptus, et deinde objectum, écrit précisément Jean de Saint-Thomas, sed in ipso immediate res cognita attingitur ».

C'est la vérité essentielle qu'il faut rétablir avant tout contre l'idéalisme moderne, lequel découle tout entier de cette réification des idées, il est regrettable que, pas plus que M. Blondel, les critiques dont nous parlons ne semblent s'en apercevoir.

L'expression « intuition abstractive » dont nous nous sommes servis pour mieux insister sur cette vérité capitale, n'aurait pas dû tromper leur perspicacité, car elle est sui

1. Philosophia naturalis, IIIa P., q. 5, a. 1.

2. JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. Theol., t. IV, Vivès, p. 94 ; cf. p. 130 : « Ipsummet objectum numero, quod est in se entitative, ingreditur intra intellectum intelligibiliter et in esse intentionali ».

vie d'un « si j'ose dire » significatif, et le contexte montre à l'évidence en quel sens il faut l'entendre. Il est clair que le mot intuition n'est employé ici ni au sens qu'il a dans le vocabulaire kantien, ni au sens propre que lui donne le langage de l'École ; en ce dernier cas il signifie une connaissance qui, par quelque moyen qu'elle ait lieu, se termine à l'objet pris en tant même que physiquement présent, en tant même qu'actuellement existant. [C'est en ce sens que les anciens opposaient la connaissance intuitive à la connaissance abstractive (qui atteint les natures ou quiddités abstraction faite de l'existence actuelle), et appliquaient à la première le mot de saint Thomas sur la science de vision : « Scientia visionis addit supra simplicem notitiam aliquid quod est extra genus notitiæ, scilicet existentiam rerum ». (De Verit., III, 5, ad 8.) En ce sens-là on ne peut ranger dans la connaissance intuitive, pour ce qui est de l'homme, que la perception du sens externe et la vision béatifique, (qui ont lieu l'une et l'autre sans l'intermédiaire d'une species expressa); et aussi la connaissance intellectuelle indirecte (par le moyen d'un concept réflexe) du singulier existant (Cf. Jean de Saint-Thomas, Log. II. P., q. 23, a. 1 et 2.)]

Cependant lorsque nous lisons qu'on ne pense aucun bien de « l'intuition abstractive, tant au point de vue de la vérité intrinsèque de cette théorie, qu'à celui de sa valeur traditionnelle » (Archives de Phil., p. 36), ou encore qu'on laisse « à d'autres la tentative avortée et novatrice d'une intuition abstractive qui ne prouve rien » (R. P. Pedro Descoqs, tbid., p. 201), nous nous demandons si ce mot d'intuition abstractive n'a pas induit nos critiques à une fâcheuse méprise, et ne risque pas de donner naissance à quelque mythe, à quelque Tarasque épistémologique, si je puis dire, qu'on se procurerait d'autant plus aisément le plaisir de dénoncer et de vaincre qu'elle n'existe qu'en imagination.

Pour épargner à d'estimables penseurs un inutile combat contre une « tentative avortée et novatrice » aussi décevante, et pour couper court à toute équivoque, nous nous empressons de déclarer que l'expression intuition abstractive employée par nous pour mieux faire contraste à certaines erreurs modernes, mais sans attacher au mot intuition le sens propre qu'il a dans le vocabulaire de l'École, ne

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