III. Douterons-nous enfin du principe d'identité lui-même, et de tous les premiers principes avec lui? Alors, si je rejette le principe d'identité, si affirmer et nier le même du même est également vrai, je ne peux plus rien dire ni penser, (car dès que j'énonce un nom comme ayant un sens, je tiens quelque objet de pensée comme étant tel ou tel, et excluant de lui ce qu'il n'est pas). Et je dois me résigner, sans attendre d'y être contraint par les sept arguments d'Aristote 1, à me faire végétal et à imiter Cratyle, qui ne pouvant plus rien dire se contentait de remuer le doigt, et qui reprochait à Héraclite d'avoir dit qu'on ne pouvait pas entrer deux fois dans le même fleuve : il estimait en effet qu'on ne pouvait pas même y entrer une fois, αὐτὸς γὰρ ᾤετο οὐδ ̓ ἅπαξ 2 Mais s'il est impossible de rejeter le principe d'identité suam passionem, scilicet speciem intelligibilem in se receptam et secundum hoc species hujusmodi est ipsum quod intelligitur. Sed hæc opinio manifeste apparet falsa ex duobus. Primo quidem, quia eadem sunt quæ intelligimus, et de quibus sunt scientiæ. Si igitur ea quæ intelligimus essent solum species que sunt in anima, sequeretur quod scientiæ omnes non essent de rebus quæ sunt extra animam, sed solum de speciebus intelligibilibus quæ sunt in anima: sicut secundum Platonicos omnes scientiæ sunt de ideis, quas pone. bant esse intellecta in actu. Secundo, quia sequeretur error antiquorum dicentium, omne quod videtur esse verum; et sic quod contradictoriæ essent simul veræ. Si enim potentia non cognoscit nisi propriam passionem, de ea solum judicat; sic autem videtur aliquid secundum quod potentia cognoscitiva afficitur; semper ergo judicium potentiæ cognoscitivæ erit de eo quod judicat, scilicet de propria passione, secundum quod est, et ita omne judicium erit verum. Puta, si gustus non sentit nisi propriam passio. nem, cum aliquis habens sanum gustum, judicat mel esse dulce, vere judicabit. Et similiter, si ille qui habet gustum infectum, judicet mel esse amarum, vere judicabit. Uterque enim judicabit secundum quod gustus ejus afficitur. Et sic sequitur quod omnis opinio æqualiter erit vera, et universaliter omnis acceptio. C'est pourquoi, continue saint Thomas, les species intelligibiles (les idées, les représentations ») ne sont pas ipsum quod intelligitur, mais id quo intelligitur, forma secundum quam intellectus intelligit. Et ideo dicendum est, quod species intelligibilis se habet ad intellectum, ut quo intelligit intellectus. » 1. Métaphysique, 1. IV, c. 4 et 5. 2. ARISTOTE, Metaph., IV, 5, 1010 a 15. comme loi de l'intelligence, ne puis-je pas le rejeter comme loi des choses? Plaçons-nous dans cette hypothèse. J'accorde donc qu'un cercle carré est inconcevable, mais je dis qu'on peut douter de son impossibilité réelle, j'accorde que la contradiction ne peut pas habiter dans l'esprit, mais je dis que peut-être elle habite dans l'être. Eh bien ce doute est lui-même impossible. Dire que l'être est peut-être absurde est lui-même une absurdité. On ne peut pas douter de l'impossibilité de l'absurde dans les choses, sans poser une contradiction dans l'esprit (où l'on concède pourtant que la contradiction ne peut pas habiter). S'il est possible en effet que l'être soit absurde, alors c'est qu'il est possible que toute ma connaissance soit fausse. Mais cela même ou bien je le pense comme vrai ; tandis que je pense que ma connaissance peut tout entière être fausse, je pense donc que sur un point ma connaissance ne peut pas être fausse, et je pose la contradiction dans mon esprit. Ou bien je ne le pense pas comme vrai, j'en doute, et je suspends mon jugement en me gardant de rien affirmer sur rien. Mais alors ma pensée reste absolument indéterminée, puisqu'elle est dans un doute absolu et universel, et en même temps elle a une détermination, puisqu'elle ne doute ainsi que parce qu'elle tient pour possible que toute ma connaissance soit fausse; et la contradiction est de nouveau posée dans mon esprit. Si de plus il n'est pas impossible que quelque malin génie réalise une chose qui soit et ne soit pas en même temps et sous le même rapport, alors en disant « cette chose est » mon intelligence sera vraie, et vraie aussi en disant « cette chose n'est pas ». Et c'est encore poser la contradiction dans l'esprit 1. Au reste, si je soustrais les choses au principe d'identité, cette chose qu'est la pensée pourra n'être pas 1. Cf. R. GARrigou-LagranGE, Dieu, son existence et sa nature; 3. éd., p. 119. pensée, cette chose qu'est affirmer pourra être nier. Il faudra ainsi que l'affirmation et la négation soient possibles ensemble, et donc que le principe d'identité soit rejeté de la pensée elle-même. En réalité c'est à l'être que le principe d'identité se porte directement et immédiatement, c'est l'être d'abord, non la pensée, qu'il affirme identique à soi-même. Si cette première affirmation est brisée, il ne tient plus nulle part. Il est impossible de soustraire les choses au principe d'identité sans lui soustraire aussi la pensée ; il n'est la loi suprême de l'intelligence que parce qu'il est la suprême loi de l'être. Si je nie enfin les principes de raison d'être et de causalité, je nie par là même le principe d'identité, car si une chose qui est et qui n'est pas par soi n'est pas par autre chose, ou bien elle n'a pas de quoi être, elle n'est donc pas (tout en étant), ou bien elle a par ellemême de quoi être, elle est donc par soi, (tout en n'étant pas par soi) 1. 8. Nous pourrons donc défendre ainsi indirectement, par réduction à l'impossible, les premiers principes, et la portée ontologique de la connaissance. Toutes les notions logiques et les anticipations critiques que nous aurons pu rassembler déjà, en présupposant avec le sens commun la valeur de nos facultés de connaître 2, se trouveront dès lors réflexivement justifiées du même coup. Mais ce ne sont encore que préliminaires. Après cela nous devrons entreprendre de pénétrer la nature même de la connaissance, de discerner comment elle se produit, quelle sorte d'activité et de perfection elle suppose, quelles conditions elle enveloppe, quel orga 1. Cf. GARRIGOU-LAGRANGE, Dieu, son existence et sa nature, 2o éd., p. 171 et suiv. Le Sens Commun, (2° éd.), 2° partie, chap. 1, p. 158 et suiv. On trouvera dans ce livre bien des éclaircissements complétant l'esquisse, aussi réduite et schématique que possible, que nous avons voulu faire ici. 2. Voir plus haut, chap. I. p. 12. nisme métaphysique elle comporte, et voilà sans doute la meilleure manière de la justifier, et l'œuvre principale de la Critique. On peut dire qu'ici il n'y a pas encombrement de compétiteurs seuls les thomistes ont été assez dociles au réel, assez humbles devant les mystères créés comme devant les mystères incréés, pour oser affronter cette vie très secrète et très haute qu'est la connaissance, en restant jalousement fidèles à ne la confondre avec rien de ce qui n'est pas elle. A la lumière de saint Thomas nous comprenons alors la cause profonde de l'erreur de Descartes et de celle de Kant. Ces philosophes n'ont pas su, selon le mot de Cajetan, élever leur esprit et entrer dans un autre ordre de choses ». Quam rudes fuerunt, ajoutait le grand commentateur, les condamnant d'avance, qui de sensu et sensibili, intellectu et intelligibili, deque intelligere et sentire tractantes, tanquam de aliis rebus judicant 1. Prétendant traiter du sens et de l'intelligence ils sont restés à la porte, parce qu'ils en ont parlé comme des autres choses, et n'ont pas connu l'ordre de l'esprit. Si bien qu'il faut dire que les modernes, qui se font gloire, si présomptueusement, d'avoir inventé la Critique de la connaissance, font consister cette fameuse Critique à ne pas connaître la connaissance. Parlant de l'hérésie d'Arius et de Sabellius, si quis autem diligenter considerat, dit saint Thomas, uterque accepit processionem, secundum quod est ad aliquid extra. A regarder les choses avec attention, l'un et l'autre, parlant de la procession en Dieu, n'ont eu en vue que la procession qui va vers un effet extrinsèque. Et ainsi l'un et l'autre se sont trompés « parce qu'ils ont entendu les choses divines selon le mode des créatures infimes, qui sont les corps ». Descartes et Kant se sont trompés 1. CAJETAN, in Sum. theol., 1, 14, 1. 2. Sum. theol., I, 27, 1. de même, parce qu'ils ont conçu la connaissance, et en particulier la connaissance intellectuelle, qui est ce qu'il y a de plus élevé dans la nature, secundum modum infimarum creaturarum, quæ sunt corpora, parce qu'ils ont confondu les choses du connaître avec les choses de l'action transitive. Connaître, pour l'un, c'est recevoir une empreinte, pour l'autre, c'est fabriquer un objet. Mais une telle union de matière à forme, constituant un troisième terme, la matière informée, on la rencontre déjà dans le monde des corps, des êtres non connaissants, où elle occupe toute la scène, — elle est précisément ce qui n'est pas caractéristique de la connaissance. Étrange mésaventure et fâcheuse disgrâce, pour ne s'être pas aperçus du problème, Descartes et Kant, qui font porter le principal effort de leur philosophie sur la théorie de la connaissance, ont passé entièrement à côté de la connaissance. Quoi d'étonnant qu'après eux les modernes tiennent la relation de connaissance pour une de ces relations entre agent et patient corporels, qui posent dans leurs deux termes une modification intrinséque? Quoi d'étonnant qu'ils regardent comme un scandale incompréhensible l'idée même d'une saisie de l'être des choses indépendant de nous, puisque la connaissance ainsi méconnue ne peut plus porter que sur un tertium quid résultant de l'union du sujet et de l'objet? III 9. C'est une chose à vrai dire très déconcertante que la connaissance, et qui nous paraîtrait bien extraordi. naire si nous n'étions si fort accoutumés à ses merveilles : chacun de nous, un pauvre point dans le grand univers, une âme d'homme, qui ne pèse rien, voilà qu'elle embrasse et contient le tout, la voilà plus vaste que le monde ! Si pour affronter chose si étrange il nous faut |