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pitre du recueil intitulé le Procès de l'Intelligence (Paris, Bloud, 1922). Aussi bien la présente causerie n'est-cile pas une conférence à proprement parler, mais seulement une de ces critiques parlées que la Revue de Philosophie, sous l'inspiration de son éminent directeur, le R. P. Peillaube. a eu l'heureuse idée d'organiser.

I

1. L'étude dont il s'agit laisse voir c'est la première impression qu'on éprouve en la lisant - un effort très remarquable pour restituer la vraie nature et l'éminente dignité de l'Intelligence, et en même temps pour réajuster à certaines conceptions de saint Thomas la pensée de l'auteur de l'Action.

Sans doute, les préférences personnelles de M. Blondel ne vont-elles pas à saint Thomas lui-même. Les vrais maîtres de sa pensée, ceux dont il aime à invoquer le parrainage, c'est saint Augustin, Pascal, Newman.— Peut-on vraiment, en ce qui concerne du moins les deux premiers, placer sous leur invocation ce qu'il nomme « connaissance réelle » ou « substantielle » ? Du moins, c'est en eux surtout qu'il trouve ce sentiment dramatique, cette perception concrète des conditions de l'humanité blessée et rachetée, qu'il semble tenir pour le plus précieux dépôt de la philosophie chrétienne, et dont l'absence lui rend odieuse, et non sans raison, la fatuité rationaliste. Mais la prééminence conférée par l'Église à saint Thomas d'Aquin sur tous ses autres docteurs, <«< que si la doctrine de quelque auteur ou de quelque saint a été jamais recommandée par nous ou par nos prédécesseurs avec deslouanges particulières...», écrivait Pie X le 29 juin 1914, « il est aisé de comprendre qu'elle a été recommandée dans la mesure où elle s'accordait avec les principes de saint Thomas d'Aquin,

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ou ne s'y opposait en aucune manière », minence significative donné à penser que dans l'opinion de l'Église les principes de saint Thomas sont en état, et seuls en état, d'intégrer dans une parfaite synthèse intellectuelle la substance augustinienne. Ne rien laisser perdre de saint Augustin, et de ce qui peut subsister de lui chez un Pascal ou un Newman, les disciples de M. Blondel ajouteraient. ici un troisième nom, que dis-je, assumer et sauver tout ce qu'il y a de viable et de positif en toute recherche humaine, mais cela par saint Thomas, par les principes du thomisme, voilà ce qui est conforme aux directions tutélaires de l'Église.

M. Blondel l'a compris. Et pour sa part, en ce qui concerne sa propre pensée, il a tenté cette entreprise. Lorsqu'il écrivit l'Action, il est manifeste qu'il n'avait guère fréquenté le Docteur angélique. Maintenant, il le lit.

Le lit-il comme il faut, c'est-à-dire en situant chacune des thèses partielles qu'il rencontre en son lieu natif dans la grande doctrine vivante de saint Thomas? C'est une autre question.

Avouons, au reste, à sa décharge, que l'on voit certains auteurs revêtus de la dignité ecclésiastique, et beaucoup plus avertis que lui en matière thomiste et dont quelques-uns d'ailleurs travaillent plus ou moins obscurément pour lui, démembrer et désarticuler, à leurs fins personnelles, la doctrine de saint Thomas avec une désinvolture et une supériorité dont une longue familiarité avec le Docteur angélique peut seule rendre capable. S'il y avait en philosophie une rubrique de faits divers, on pourrait dire que c'est ici le chapitre de la femme coupée en morceaux : victime d'interprètes trop zélés, on en retrouve çà et là quelque débris, empaqueté d'un soigneux commentaire, dans les recoins discrets ou les terrains vagues de quelques savants périodiques. M. Blondel veut user d'une autre révérence à l'égard du Docteur commun de l'Église.

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2. Je le dis cependant tout de suite, il défigure involontairement sa pensée. C'est que saint Thomas n'est pas un auteur qu'on puisse utiliser. Précisément parce qu'il nous fournit, dans le système le mieux lié, le plus virilement intellectuel qui soit, les principes formels, l'âme, l'inflexible esprit de vie et d'unité de la philosophie chrétienne, il n'est capable que d'un rôle actif, il peut tout accueillir et sauver, mais en assimilant, non en se laissant assimiler. Certes, je suis persuadé que tout ce qu'un Pascal, un Newman, un Blondel ont pensé de vrai, a dans la synthèse thomiste sa place glorieuse, et y tend comme à son lieu naturel; mais, pour le voir, il faut se placer dans la perspective de saint Thomas, et demander au génie de Pascal, à la noble intelligence de Newman, au puissant esprit de Blondel, sans rien lâcher de ce qu'ils ont véritablement vu, d'abandonner du moins certaines de leurs constructions et de leurs négations systématiques,-sacrifice qui devrait peu coûter à des esprits véritablement affranchis de la superstition des systèmes.

Or, M. Blondel, en lisant saint Thomas, ne s'est pas placé dans la perspective de saint Thomas, il est resté dans la perspective de M. Blondel. Comment s'étonner qu'au lieu de s'accorder à saint Thomas, il ait réussi surtout à désaccorder de saint Thomas les textes de saint Thomas dont il fait usage?

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3. En même temps, dans l'étude dont nous parlons, il a tenu à préciser sa position dans les questions qui concernent l'intelligence. Très nettement, il y prend parti ce qui n'est pas d'ailleurs une nouveauté chez lui contre l'anti-intellectualisme de Bergson et de Le Roy. Il ne souffre pas d'être rangé parmi les adversaires de l'intelligence, il se fait gloire au contraire de la défendre, de restituer sa vraie nature, de montrer sa noblesse et ses droits pléniers. Valde ama intellectum, lui dit son maître saint Augustin. Et ce qui fait le nœud

du drame, c'est qu'en effet, il a, à un degré singulier, l'amour de l'intelligence.

Mais la connaît-il autant qu'il l'aime? Cette chose impalpable et divine, est-ce qu'il la tient dans ses mains de philosophe? Est-ce qu'il n'en compromet pas la nature, au moment même où il prétend la sauver? Voilà ce que nous devons examiner aujourd'hui.

II

4. J'essaierai d'abord de dégager le problème auquel s'applique l'effort de M. Blondel. C'est, me semble-t-il, un problème double. D'une part, l'intelligence est-elle ordonnée au réel, à la possession de l'être? Atteint-elle l'être même, et non pas seulement une apparence phénoménale? Est-elle capable enfin d'atteindre le Réel par excellence, Celui qui est l'Etre même subsistant? Ici, c'est tout l'héritage de l'idéalisme kantien qui se dresse

contre nous.

D'autre part, y a-t-il pour l'intelligence chrétienne, et plus généralement pour l'intelligence humaine considérée dans l'état concret où elle se trouve ici-bas, à la fois blessée dans ses énergies naturelles et entourée, même chez les peuples assis in umbra mortis, des prévenances de la grâce, y a-t-il un ordre normal d'ascension depuis le premier élan vers le savoir jusqu'à cette sagesse divine qui ne se réalise pleinement que chez les saints? Ici, c'est au régime de séparation issu du rationalisme cartésien et du naturalisme qui lui a fait suite que nous avons affaire.

M. Blondel l'a fort bien dit, « les crises où se débat notre civilisation déséquilibrée tiennent à l'abaissement de l'intelligence et aux solutions déficientes qui prévalent ». Aussi le problème que nous venons d'énoncer est-il capital; la réponse qu'on lui apportera est une réponse de vie ou de mort. Le monde moderne se meurt

de répondre ici par un double non. C'est oui qu'il faut répondre, nous le pensons comme M. Blondel. Mais ce oui, nous ne le justifions pas par les mêmes raisons que lui. Et, en philosophie, les raisons d'une conclusion importent autant, et plus, que cette conclusion elle-même. Nous croyons que, pour répondre à la première question, il ne va pas assez loin dans sa réaction contre Kant, ne comprenant pas que l'intelligence à elle seule, sans le concours obligé de la volonté, atteint l'être ; et que, pour répondre à la seconde, il se laisse emporter trop loin dans sa réaction contre Descartes, ne voyant pas que l'ascension dont il s'agit, si elle suppose synergie et solidarité, néanmoins comporte formellement d'essentielles discontinuités.

[Il importe d'autant plus de préciser ici la position thomiste que certains historiens contemporains proposent sur ce point une interprétation du thomisme tout à fait déformante, en le tirant dans le sens du rationalisme, comme s'il n'assignait pour fin véritablement normale de l'intellect humain que la constitution de la physique, de la science du monde sensible, et comme s'il enveloppait je ne sais quelles prémisses du divorce cartésien entre la raison des philosophes et la contemplation des saints. En réalité, l'intellectualisme de saint Thomas s'élève entre la rationalisme et la philosophie de l'action comme un sommet entre deux erreurs contraires puisse l'examen du Procès de l'Intelligence être pour nous l'occasion de donner sur la vraie nature de cet intellectualisme quelques indications point trop insuffisantes.]

5. Quelle est donc la solution apportée par M. Blondel au problème de l'intelligence? Tâchons d'en indiquer les lignes essentielles.

10 Tout d'abord et dès le seuil, M. Blondel marque de la façon la plus appuyée la « nature radicalement réaliste de la pensée. » (Procès, p. 222). Au terme, nous

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