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V

AMITIÉ.

Nous avons beaucoup plus de tendresse qu'on ne le dit. Malgré tout l'égoïsme qui refroidit le monde comme les vents de l'est, la famille humaine est tout entière baignée dans l'élément de l'amour comme dans une atmosphère divine. Combien ne rencontrons-nous pas dans nos maisons de personnes auxquelles nous parlons à peine, que nous honorons pourtant et qui nous honorent. Combien elles sont nombreuses les personnes qui passent dans la rue ou s'asseyent dans l'église, qui nous font ressentir une joie franche quoique silencieuse, et avec lesquelles nous sommes heureux de nous trouver! Lisez le langage de ces regards errants; le cœur le connaît.

L'effet produit par cette humaine affection est un certain épanouissement cordial. Dans la poésie comme dans la conversation habituelle, les émotions de bienveillance et de complaisance envers les autres peuvent être comparées aux effets matériels du feu. Aussi vifs et même plus vifs, plus actifs, plus pétillants de sympathie sont ces beaux rayonnements intérieurs qui, depuis le plus haut degré de l'amour passionné jusqu'au plus bas degré de la bonne volonté, font le charme de la vie.

Nos puissances intellectuelles s'accroissent avec nos affections. Le scholar1 s'assied pour méditer, et toute

1 Nous laissons subsister le mot anglais qui est trop expressif pour pouvoir être traduit par aucun synonyme et qui signifie ; l'homme qui #passé toute sa vie à l'ombre de l'école,

sa vie de méditations est impuissante à lui fournir une bonne pensée ou une heureuse expression; mais lui faut-il écrire à un ami, aussitôt les charmantes pensées arrivent en foule et trouvent de tous côtés des mots choisis pour s'en revêtir. Voyez dans la maison où habitent la vertu et le respect de soi-même, quelle palpitation occasionne l'approche d'un étranger. Un étranger qui nous est recommandé est-il attendu et annoncé, aussitôt une inquiétude qui tient du plaisir et de la peine envahit tous les cœurs de la famille. Son arrivée apporte presque la peine à tous ces braves cœurs qui voudraient le bien recevoir. La maison est balayée, toutes choses remises à leur place précipitamment, le vieil habit est remplacé par l'habit neuf et le dîner est ordonné du mieux possible. Ce sont les autres qui nous font la bonne renommée d'un étranger distingué, mais c'est nous seuls qui comprenons les bonnes et nouvelles qualités qu'on lui prête. Alors il se dresse devant nous comme l'image de l'humanité; il est selon nos souhaits; et, après que nous l'avons pour ainsi dire imaginé et doué de la vie, nous nous demandons comment nous entrerons en conversation et en relation avec lui, et nous sommes tourmentés par une crainte inquiète. Cette même idée nous exalte pendant que nous causons avec lui. Nous causons mieux que d'habitude. Nous avons la fantaisie la plus vive et la plus riche mémoire, et nous donnons congé pour un temps à notre démon du silence. Pendant de longues heures, nous sommes capables de séries entières de riches, sincères et gracieuses communications que nous tirons de notre plus vieille et plus secrète expérience; si bien que ceux qui sont assis auprès de nous, nos parents et nos connaissances, éprouvent une vive surprise à la vue de notre puissance inaccoutumée. Mais à mesure que l'étranger commence à introduire dans la conversation ses partialités, ses défauts et ses définitions,

le charme est rompu, tout s'évanouit. Il a entendu le commencement et la fin de ce que nous lui dirons jamais d'excellent. Il n'est plus un étranger maintenant. La vulgarité, l'ignorance, le malentendu sont de vieilles connaissances. Maintenant, lorsqu'il viendra, il pourra obtenir de moi l'ordre et la tenue, le bel habit, le diner, mais le tressaillement du cœur, mais les confidences de l'âme, jamais plus.

Charmants sont ces jets de l'affection qui rallument pour moi un monde tout jeune. Délicieuse est la juste et ferme rencontre de deux âmes dans une pensée, dans un sentiment. Combien les pas et les formes de l'être vrai et doté de dons divins résonnent agréablement et rayonnent splendidement! Comme à leur approche le cœur bat! Pendant l'instant où nous nous laissons aller à nos affections, la terre se métamorphose, il n'y a plus ni hiver, ni nuit; toutes les tragédies, tous les ennuis s'évanouissent, et même tous les devoirs aussi ; les formes brillantes des personnes aimées remplissent seules l'éternité. Si l'âme est assurée de pouvoir un jour et à quelque place de l'univers rejoindre son ami, elle sera joyeuse et contente de rester seule pendant mille années.

Je me suis réveillé ce matin avec de religieux remerciements pour mes amis anciens et nouveaux. N'appellerai-je pas Dieu, qui chaque jour se manifeste à moi dans ses dons, la suprême beauté? Je boude la société, j'embrasse la solitude; mais je ne suis pas encore assez ingrat pour ne pas recevoir les sages, les hommes aimables et noblement doués, lorsque de temps en temps ils passent devant ma porte. Celui qui m'écoute, qui me comprend devient mien, devient ma possession pour toujours. La nature n'est pas si pauvre qu'elle ne me donne bien cette joie quelquefois; et alors nous tissons une nouvelle toile sociale à notre manière, une nouvelle

chaîne de relations, et, de même qu'une succession de pensées diverses s'assemblent et finissent par former d'elles-mêmes un tout compacte; ainsi jour par jour nous nous trouverons marcher dans un monde nouveau, créé par nous-mêmes, et nous ne resterons pas plus longtemps des pèlerins et des étrangers dans un globe traditionnel et antérieur à nous. Mes amis viennent à moi sans que j'aie besoin de les chercher; c'est le Dieu tout-puissant qui me les amène. Je les rencontre, grâce aux divines affinités des vertus entre elles et aux droits anciens qu'elles ont les unes sur les autres; ou plutôt ce n'est pas moi, mais la divinité qui est en eux et en moi-même, qui renverse ces murailles épaisses du caractère individuel, des relations, de l'âge, du sexe, des circonstances, qui nous séparaient, et qui tout à l'heure va faire que, de plusieurs que nous étions, nous ne serons plus qu'un. Je vous dois de grandes louanges, ô vous excellents amis qui ouvrez pour moi dans le monde de nouvelles et nobles profondeurs, et qui augmentez la portée de toutes mes pensées. Les amis ne sont pas de sèches et de roides personnes, mais ils sont une poésie fraîchement créée par Dieu, poésie sans obstacle, hymne, ode, épopée, poésie toujours coulant de source, et non pas ensevelie dans des livres poudreux avec annotations et observations grammaticales; ce sont Apollon et les Muses qui chantent en personne. Ces amis se sépareront-ils aussi de moi? Je ne le sais pas, mais je ne le redoute nullement, parce que mes relations avec eux sont si pures qu'elles ne sont établies que par la simple affinité, et que le génie de ma vie étant ainsi complétement social, je suis certain qu'il exercera son énergie sur quiconque est aussi noble que ces hommes et ces femmes, et quel que soit le lieu où je me trouve.

Je m'accuse sur ce point d'une extrême tendresse naturelle. Il est presque dangereux pour moi de boire

le doux poison de cette liqueur prodiguée des affections. Une nouvelle personne est toujours pour moi un grand événement et chasse mon sommeil. J'ai eu de belles imaginations dernièrement à propos de deux ou trois personnes qui m'avaient fait passer des heures délicieuses; mais la joie a cessé avec le jour, et n'a porté aucun fruit, n'a pas donné naissance à la pensée, et n'a que bien peu modifié ma manière d'agir. Au contraire, je dois ressentir de l'orgueil pour les perfections de mon ami, comme si ces perfections étaient les miennes; je dois avoir sur ses vertus un sentiment de propriété vif, délicat, énergique, prompt à s'alarmer. Je ressens une joie aussi vive lorsqu'il est loué que l'amant lorsqu'il entend les applaudissements qui accueillent sa fiancée. Nous sur-estimons la conscience de notre ami. Sa bonté semble supérieure à notre bonté, sa nature plus belle que la nôtre, ses tentations moindres que les nôtres. L'imagination élève toute chose qui est sienne; son nom, ses formes, ses vêtements, ses livres, ses instruments. Notre propre pensée résonne bien mieux en sortant de sa bouche, elle est bien plus neuve et bien plus large.

Cependant la systole et la diastole du cœur ne sont pas sans analogie avec le flux et le reflux de l'amour. L'amitié, comme l'immortalité de l'âme, est une chose trop excellente pour qu'on puisse y croire1. L'amant, en contemplant sa fiancée, sent à demi qu'elle n'est pas l'objet qu'il adore en réalité, et, durant les heures dorées de l'amitié, nous sommes étonnés de voir s'abattre sur nous des ombres de soupçon et d'incrédulité. Nous nous doutons que nous prêtons à notre héros les vertus

Les personnes qui ont l'odorat métaphysique très fin et qui plus d'une fois déjà se sont probablement demandé à quel système appartenait Emerson, diront, en lisant cette pensée sur l'immortalité de l'âme voilà une pensée qui sent singulièrement son Spinosa! Il n'en faudrait pourtant pas conclure qu'Emerson soit panthéiste,

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