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homme d'être trompé par personne autre que par luimême, qu'à une chose d'être et de n'être pas en même temps. Il y a une tierce personne silencieuse présente à toutes nos affaires. La nature et l'âme des choses prennent sur elles-mêmes d'accomplir les obligations de chaque contrat, afin que tout honnête service reçoive sa juste rétribution. Si vous servez un maître ingrat, servez-le le plus longtemps possible. Intéressez Dieu à votre dette, et chaque action sera payée; plus le payement de cette dette sera retardé, mieux cela vaudra pour vous, car cette justice divine a l'usage de grossir la somme en accumulant intérêts composés sur intérêts composés et de la payer en entier.

L'histoire des persécutions est l'histoire des efforts tentés pour tromper la nature, pour faire couler l'eau du bas au haut de la colline, pour filer des cordes de sable. Il importe peu que les persécuteurs soient nombreux, qu'ils soient un seul tyran ou une multitude. Une foule est une société d'hommes qui, volontairement, sortent de la raison et passent sans s'arrêter au travers de ses œuvres. La multitude est comme un homme descendant volontairement jusqu'à la nature de la brute; pour elle l'heure d'agir est toujours proche; ses actions sont insensées comme sa constitution tout entière; elle persécute un principe, volontiers elle fouetterait un droit, elle voudrait supprimer la justice en faisant supporter le feu et les outrages aux demeures et aux personnes qui ont en elles ces divines choses. Leurs folies ressemblent à cette niaiserie des enfants qui courent avec des brandons pour éclipser l'éclat de la rouge aurore descendant des étoiles. Mais l'esprit sans tache et incapable d'être violé tourne contre les malfaiteurs leur propre méchanceté. Le martyr ne peut être déshonoré; chaque coup de verge qui lui est donné a comme une voix pour la renommée; chaque prison est un plus illustre séjour; chaque livre

brûlé et chaque maison incendiée illumine le monde; chaque mot supprimé et effacé retentit d'écho en écho sur toute la terre. A la fin, les esprits des hommes sont éveillés; la raison se manifeste et se justifie; et la malice s'aperçoit que toute son œuvre est vaine : c'est le fouetteur qui est fouetté, et le tyran qui est renversé'.

Ainsi toutes les choses prêchent que les circonstances sont indifférentes. L'homme est tout. Chaque chose a deux côtés, un bon et un mauvais; chaque avantage a son inconvénient, et j'apprends par là à savoir être content. Mais la doctrine de la compensation n'est pas la doctrine de l'indifférence. Les gens sans pensée s'écrient, en écoutant ces observations, à quoi me sert-il de bien agir? il y a égalité entre le bien et le mal; si je gagne quelque bien, je dois en payer le prix; si je perds quelque bien, j'en gagne quelque autre; toutes les actions sont indifférentes.

Il y a dans l'âme un fait plus profond que la compensation, c'est sa propre nature; l'âme n'est pas une compensation, un équilibre, c'est une vie; l'âme est. Audessous de cette mer flottante des circonstances, dont le flux et le reflux sont réglés par une balance parfaite, se cache l'abîme originel de l'être réel. L'existence, ou autrement dit Dieu, n'est pas une relation ni une partie; elle est le tout. L'être est l'affirmation infinie qui repousse la négation, s'équilibre par elle-même, et engloutit en elle toutes les relations, tous les temps, toutes les contrées. La nature, la vérité, la vertu sont comme les flots qui découlent de l'être; le vice est l'absence de l'être ou la séparation d'avec lui. Le néant, le mensonge

'Il est assez curieux que ces reproches s'adressent dans Emerson à la vile multitude (mob); chez nous, pays monarchique par tradition, républicain par occasion, de semblables reproches s'adressent aux réactionnaires et aux aristocrates; en Amérique, ils s'adressent aux masses mutato nomine de te, etc.

peuvent être regardés comme la grande nuit ou l'ombre sur laquelle, comme sur un fond de toile noircie, l'univers étale ses couleurs; mais le néant ne peut engendrer aucun bien, il ne peut produire, car il n'est pas; il ne peut produire aucun bien, il ne peut produire aucun mal.

Nous croyons à une fraude dans les rétributions dues aux actes mauvais, parce que le criminel acquiesce à son vice et à sa condamnation par contumace, que jamais le jugement ne s'exécute pour lui extérieurement, que jamais la crise ne se manifeste au sein de la nature visible. Il ne fait entendre devant les hommes et devant les anges aucune réfutation de ses folies. Mais plus il porte en lui de malignité et de mensonge, plus il étouffe en lui la nature. D'une façon ou de l'autre, la démonstration de ses torts se fera sentir aussi à l'intelligence; mais quand bien même nous ne la verrions pas, cette mortelle conséquence n'en rendrait pas moins exacts les comptes éternels de l'être.

D'autre part, on ne peut pas dire que nous achetions par quelque perte ce que nous gagnons en rectitude. Il n'y a pas de pénalité pour la vertu, il n'y a pas de pénalité pour la sagesse ; la sagesse et la vertu ne sont simplement pour l'homme que des additions de l'être éternel à son être particulier. Je suis, à proprement parler, lorsque j'accomplis une action vertueuse; par cette action j'agrandis le monde; je plante ma tente dans les déserts conquis sur le chaos et le néant, et je vois les ténèbres qui reculent à l'horizon. Il ne peut pas y avoir d'excès dans l'amour, dans la science, dans la beauté, lorsque ces attributs et ces dons sont considérés dans leur sens le plus pur. L'âme se refuse à limiter tous ces attributs; elle affirme dans l'homme toujours un optimisme, jamais un pessimisme.

La vie de l'âme est un progrès et non une station; son

instinct est la confiance; plus ou moins, dans tous ses rapports avec l'homme, notre instinct se sert toujours de la présence de l'âme, jamais de son absence. L'homme brave est plus grand que le lâche; l'homme vrai, sage, bienveillant, est beaucoup plus un homme que le fou et le coquin. Il n'y a pas d'impôt qui pèse sur les biens de la vertu; car ces biens sont le patrimoine de Dieu luimême, de l'existence absolue qui ne souffre aucune comparaison. Au contraire tout bien extérieur a son impôt, et si ces biens me sont arrivés sans sueurs et sans que je les aie mérités, ils s'évanouiront au moindre souffle du. vent. Mais tous les biens de la nature appartiennent à l'âme et peuvent être acquis au prix d'une bonne et légale monnaie, marquée au coin de la nature, c'est-à-dire par un travail que puissent avouer notre cœur et notre tête. Je ne désire acquérir aucun bien, et par exemple je ne souhaite pas découvrir un pot d'or enfoui, sachant bien que sa possession me chargera d'une nouvelle responsabilité. Je ne souhaite pas de biens extérieurs, je ne désire ni pensions, ni honneurs, ni puissance, ni amour des personnes. Le gain n'est qu'apparent, mais l'impôt est certain. Mais il n'y a pas d'impôt qui soit frappé sur la connaissance de ces faits que la loi de compensation existe, et qu'il n'est pas désirable de trouver un trésor. Possesseur de cette science, je vis dans la joie et dans une sereine et éternelle paix. Je rétrécis les bornes et les limites des malheurs qui peuvent m'advenir. J'apprends à comprendre les sages paroles de saint Bernard : « Rien ne peut me causer du tort que moimême; le mal que je défends, je le gagne et je l'emporte avec moi; je ne souffre jamais réellement que par ma propre faute. »

La nature de l'âme cache et contient en elle les moyens de compenser l'inégalité des conditions. La tragédie radicale de la nature semble être la distinction

établie entre le moins et le plus. Comment le moins n'apporterait-il pas la souffrance, comment ne pas ressentir indignation ou malveillance à l'égard du plus? Contemplez ceux qui ont moins de facultés que vous, et vous vous sentez triste, et vous ne savez trop comment vous conduire avec eux. Ils offensent presque votre œil et vous redoutez presque qu'ils n'insultent Dieu. Que pourraient-ils faire? Il semble qu'il y ait là une grande injustice. Mais affrontez les faits, expérimentez-les, voyez-les de près, et toutes les inégalités colossales s'évanouissent. L'amour les égalise toutes, comme le soleil fond les glaçons sur la mer. Le cœur et l'âme de tous les hommes étant un, cette amertume du mien et du tien disparaît. Ce que cet homme possède m'appartient. Mon frère est moi, je suis mon frère, et nous échangeons pour ainsi dire nos personnalités. Si je me sens dominé et surpassé par des voisins plus grands que moi, je puis encore les aimer et les accueillir, car celui qui aime rend siennes les qualités et la grandeur qu'il aime. Alors je découvre que mon frère est tout simplement mon gardien, qu'il agit pour moi avec le dessein le plus amical et que sa position et son caractère que j'ai tant admirés et enviés m'appartiennent. Il est dans l'éternelle nature de l'âme de s'approprier et de faire siennes toutes les choses. Jésus et Shakspeare sont pour ainsi dire des fragments de l'âme, et par l'amour, je puis les conquérir et les incorporer dans les domaines de ma propre conscience. Leur vertu n'est-elle pas la mienne? Leur intelligence, si elle ne peut devenir la mienne n'est pas une intelligence.

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Telle aussi est l'histoire naturelle des calamités. Les changements qui, à de courts intervalles, brisent la prospérité des hommes, sont les avertissements d'une nature dont la loi est la croissance. Toujours il est dans l'ordre régulier de la nature de se développer et de gran

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