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dir, et chaque àme, poussée par cette nécessité intrinsèque, quitte l'ordre habituel de la vie, ses amis, sa maison, ses lois, sa foi, comme le poisson à coquilles abandonne sa belle mais pierreuse demeure, parce que cette demeure gênerait désormais sa croissance, et lentement se forme une nouvelle maison. La fréquence de ces révolutions est en rapport de la vigueur des individus; elles sont incessantes dans quelques heureux esprits, et toutes les relations mondaines qui les entourent s'étendent alors et deviennent une sorte de membrane transparente et fluide qui laisse toujours voir la forme, au lieu d'être comme chez la plupart des humains un dur et hétérogène édifice construit à différentes époques, sans caractère précis et déterminé, dans lequel l'homme est emprisonné. Il peut y avoir ainsi élargissement et élasticité dans la nature humaine, et alors l'homme d'aujourd'hui reconnaît à peine l'homme d'hier. Telle devrait être la biographie de l'homme dans ses rapports avec le temps, un dépouillement, jour par jour, des circonstances mortes semblables à ses changements quotidiens de vêtements. Mais pour nous, dans l'état imprudent où nous vivons, pour nous qui demeurons et séjournons obstinément au lieu d'avancer, qui résistons au lieu d'entrer en coopération avec la divine expansion, c'est par secousses que s'opère cette croissance.

Nous ne pouvons nous séparer de nos amis; nous ne voulons pas laisser partir nos anges, et nous ne voyons pas qu'ils ne disparaissent que pour céder la place aux archanges. Nous sommes idolâtres du vieux. Nous ne croyons pas aux richesses de l'âme, à son éternité, à son omniprésence. Nous ne croyons pas qu'il y ait dans lẹ monde une force qui puisse rivaliser aujourd'hui avec ce qui était beau hier et le recréer. Nous ne pouvons nous décider à quitter ces vieilles tentes en ruine sous lesquelles nous trouvions abri, nourriture, plaisir et vie ;

nous ne pouvons croire que l'esprit puisse de nouveau nous abriter, nous nourrir, nous fortifier. Nous ne pouvons imaginer quelque chose d'aussi cher, d'aussi doux, d'aussi aimable. Mais c'est en vain que nous nous asseyons et que nous pleurons. La voix du Tout-Puissant nous dit: Debout et en avant! Nous ne pouvons habiter parmi les ruines, et nous ne nous confions pas davantage au nouveau, de sorte que nous marchons toujours la tête retournée comme les monstres dont la tête regarde le dos.

Cependant, après de longs intervalles, l'intelligence arrive à comprendre, elle aussi, ces compensations du malheur. Une fièvre, une mutilation, une perte d'amis ou de richesses semblent au premier abord un mal sans remède possible et sans soulagement efficace. Mais les années nous révèlent infailliblement la force profonde du remède qui se cache sous tous les faits. La mort d'un cher ami, d'une femme, d'un frère, d'un amant, qui ne semblait d'abord que privation, prend, quelque temps après, l'aspect d'un guide et d'un bon génie; car ces pertes opèrent ordinairement une révolution dans la vie, terminent une époque d'enfance ou de jeunesse qui attendait le moment favorable pour être close, brisent des occupations habituelles, certaines manières de vivre, certaines habitudes et permettent d'en former de nouvelles plus conformes au développement du caractère. Elles engagent ou forcent à former de nouvelles connaissances, à recevoir de nouvelles influences qui se trouvent être de la plus grande importance pour les années à venir; et alors l'homme et la femme qui seraient restés semblables à un petit jardin couvert de fleurs et éclairé par le soleil, mais n'ayant pas assez d'espace pour étendre les racines de ses arbustes et ayant trop de soleil pour leur cime, grâce à la chute de ses murailles et à la négligence du jardinier, deviennent semblables au

bananier de la forêt qui étend son ombre et penche ses fruits sur de vastes multitudes d'hommes'.

Nous ferons sur cet essai une observation d'une philosophie toute d'actualité. Nous aurions bien besoin de croire à cette compensation dans notre triste époque et d'espérer que la récompense de nos souffrances actuelles se manifestera un jour. Malheureusement, dans les temps de changement l'homme est moins philosophe que jamais, et les bienfaits que certains changements peuvent apporter aux générations lui semblent une médiocre compensation de ses souffrances actuelles.

IX

LOIS SPIRITUELLES.

Lorsque l'acte de la réflexion prend place dans l'esprit, lorsque nous nous observons à l'aide de la lumière de la pensée, nous découvrons que notre vie est enveloppée dans la beauté. Derrière nous, à mesure que nous marchons, toutes les choses prennent des formes charmantes, comme les nuages de l'horizon lointain. Nonseulement les choses familières et anciennes, mais encore les choses tragiques et terribles, sont les bienvenues et prennent place parmi les peintures de la mémoire. Le bord de la rivière, les joncs suspendus au flanc des eaux, la vieille maison, les folles personnes, quoique négligées autrefois, prennent grâce au passé une forme gracieuse. Le cadavre lui-même, qui a été revêtu du linceul dans cette chambre, a ajouté à la maison un solennel ornement. L'âme ne connait ici ni la difformité, ni la peine. Si dans nos heures de claire raison nous pouvions exprimer la sévère vérité, à coup sûr nous dirions que nous n'avons jamais fait un sacrifice. Dans ces heures, l'esprit semble si grand, qu'il semble que rien d'important ne puisse nous être enlevé. Toute perte, toute souffrance est particulière; l'nnivers reste intact pour notre cœur. Que jamais la détresse et autres semblables bagatelles n'abattent votre confiance. Jamais aucun homme n'a exposé ses chagrins aussi gaiement et aussi légèrement qu'il l'aurait pu. Avouez qu'il y a de l'exagération, même chez les plus patients et les plus tristement

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éprouvés par la destinée. Car ce n'est après tout que le fini qui a travaillé et souffert en nous; l'infini est resté couché et enveloppé dans son souriant repos.

La vie intellectuelle doit être conservée saine et brillante de propreté, si l'homme veut vivre la vie de la nature et ne pas embarrasser son esprit de difficultés qui ne lui appartiennent pas. Aucun homme ne doit être troublé par ses spéculations. Qu'il fasse et dise ce qu'il lui appartient strictement de dire et de faire, et, quoique très ignorante des livres, sa nature ne lui apportera aucuns doutes et aucuns obstacles. Nos jeunes gens sont tourmentés par les problèmes théologiques du péché originel, de l'origine du mal, de la prédestination et autres problèmes semblables; mais ces problèmes n'ont jamais présenté une difficulté pratique, n'ont jamais obscurci la route de ceux qui ne sortent pas de leur voie pour les trouver. Ces problèmes sont les humeurs, les rougeoles et les rhumes de l'âme, et ceux qui n'ont pas eu ces maladies ne peuvent affirmer qu'ils sont en bonne santé et prescrire les remèdes convenables. Un simple ne connaît pas ces maladies. C'est une tout autre chose, d'être capable de rendre compte de sa foi et d'exposer à un autre homme la théorie de sa liberté et de son union avec luimême; pour cela il faut de rares dons. Néanmoins il peut y avoir, lorsque cette connaissance personnelle fait défaut, une certaine force rustique et une intégrité de nature originale qui suffisent et remplacent la science. Quelques instincts vigoureux et quelques règles simples nous suffisent.

Ce n'est pas ma volonté qui a distribué aux images que je trouve dans mon esprit le rang qu'elles y occupent maintenant. Le cours régulier des études, les années d'éducation académique et professionnelle ne m'ont pas enseigné de meilleurs faits que ceux que m'ont appris quelques livres oiseux cachés sous les bancs

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