perpétuellement attaché sur le ménage, si bien que ses plus graves discours respirent toujours une légère odeur de cuisine. C'est bien pire encore lorsque ce sensualisme hideux s'introduit dans l'éducation des jeunes femmes et dessèche les espérances et les affections de l'humaine nature, en lui enseignant que le mariage ne signifie rien autre chose qu'un ménage bien tenu et que toute la vie de la femme n'a pas d'autre but 2. Mais ce rêve de l'amour, quoique beau, n'est qu'une scène du drame. Dans sa marche du dedans au dehors, l'âme élargit toujours ses cercles, comme le caillou jeté dans l'eau ou la lumière partant d'un orbe céleste. Les rayons de l'âme illuminent d'abord les choses les plus proches, chaque ustensile et chaque jouet, les nourrices et les valets, la maison, la cour, les passants, le cercle entier des choses domestiques; puis toute politique, toute géographie, toute histoire. Mais par la nécessité de notre constitution, les choses se groupent d'elles-mêmes selon des lois plus élevées et plus intimes. Voisinage, nombres, étendue, habitudes, personnes, perdent par degré leur pouvoir sur nous. La cause et l'effet, les affinités réelles, le désir de l'harmonie entre l'âme et les circonstances, l'instinct élevé, progressif, qui idéalise toutes choses, tout cela prédomine plus tard; et faire un pas en arrière pour redescendre de ces relations élevées à des relations plus basses est impossible. Ainsi l'amour lui-même, qui est la déification des personnes, devient plus impersonnel chaque jour. Pourtant il n'en fait rien paraître d'abord. Les jeunes gens et les jeunes filles, qui se jettent des regards si pleins d'une mutuelle intelligence d'un bout à l'autre du salon rempli de monde, ne Il y a ici une expression intraduisible: the snout of this sensualisme, mot à mot lorsque le groin de ce sensualisme, etc. 2 Emerson, on le voit, pense à peu près sur le mariage comme Jean-Paul Richter. pensent guère au fruit précieux qui plus tard sortira de ce désir actuel et qui s'attache presque entièrement au dehors. L'œuvre de la végétation commence d'abord par l'irritabilité de l'écorce et par le jet des feuilles. Par l'aide de l'échange de leurs regards ils arrivent à des actes de courtoisie, de galanterie, et enfin à la passion qui les unit par le mariage. La passion considère son objet comme la parfaite unité dans laquelle l'âme est entièrement corporelle et le corps entièrement spirituel. « Son sang pur et éloquent parlait sur ses joues si distinctement qu'on eût dit presque que son corps pensait. » Si Roméo était mort, Juliette voudrait que son corps fût découpé en petites étoiles pour illuminer les cieux. D'abord, pour ce couple, la vie n'a pas d'autre but, ne demande pas autre chose que Juliette, que Roméo. La nuit, le jour, l'étude, le talent, les royaumes, la religion, tout est contenu dans cette forme pleine d'âme, dans cette âme qui est toute forme. Les amants se plaisent aux caresses, aux aveux d'amour, aux égards. Lorsqu'ils sont seuls, ils se consolent par le souvenir de l'image adorée. L'autre voit-il la même étoile, le même doux nuage? lit-il le même livre? ressent-il la même émotion qui maintenant nous comble de plaisir? Ils réfléchissent sur leur affection, la raisonnent, la mesurent et entassant en pensée tous les avantages les plus brillants, les amis, la fortune, la propriété, ils tressaillent de joie en découvrant que tous ces biens ils les donneraient joyeusement, volontairement, pour la rançon de la tête bien aimée dont ils ne souffriraient pas qu'on arrachât un seul cheveu. Mais ces enfants ont le même lot que le reste de l'humanité. Le danger, le chagrin, la peine, les visitent comme nous tous. Alors l'amour prie, et dans ses prières il fait des conventions avec les puissances éternelles pour qu'elles continuent leur faveur à l'être chéri. L'union qui est ainsi accomplie, et qui ajoute une nouvelle valeur à chaque atome de la nature (car elle change en un rayon d'or chaque fil de la toile entière des relations et baigne l'âme dans un élément nouveau et plus doux) n'est encore qu'un état temporaire. Les fleurs, les perles, la poésie, les protestations d'amour, et même le sanctuaire que nous avons dans un autre cœur ne peuvent contenter pour toujours l'âme auguste qui habite dans notre argile; elle se réveille enfin, se débarrasse de ces caresses qui lui semblent frivoles, revêt son armure, et aspire à de vastes et universelles fins. Les âmes des époux, altérées de béatitude et de perfection, découvrent mutuellement des défauts, des singularités, de la désharmonie dans chacun d'eux. Alors arrivent la surprise, les querelles, la souffrance. Toutefois, ce qui les attirait autrefois l'un vers l'autre, c'étaient des indices de tendresse, de vertu, et ces vertus existent toujours bien qu'obscurcies; elles apparaissent, reparaissent, et continuent de les attirer; mais l'attention change, quitte le signe et s'attache à la substance. Cela guérit l'affection blessée. Pendant ce temps, la vie, qui s'écoule toujours, amène un va-et-vient de changements et de combinaisons dans toutes les positions possibles des deux époux, épuise toutes leurs ressources, et leur fait connaître leur force et leur faiblesse mutuelles; car c'est la nature et la fin du mariage de faire que chacun des deux époux arrive à représenter à l'autre la race humaine tout entière. Tout ce qui est dans le monde est ou doit être connu, car toutes choses furent habilement placées sous l'épiderme de l'homme et de la femme. « La personne que l'amour nous a donnée a, comme la manne, le goût de toute chose en elle. » Le monde roule et les circonstances varient d'heure en heure. Tous les anges qui habitent ce temple du corps apparaissent aux fenêtres, et aussi tous les gnomes et tous les vices. Les époux sont unis par leurs vertus, S'il y a vertu en eux, ils savent que leurs vices sont des vices, ils les confessent et s'enfuient. Leur amour autrefois enflammé est épuré par le temps, et perdant en violence autant qu'il gagne en expérience, il devient un bon accord mutuel. Ils se résignent l'un l'autre sans se plaindre aux bons offices que l'homme et la femme doivent se rendre chacun dans leur voie, et échangent cette passion qui autrefois ne pouvait se détacher de la vue de son objet contre un appui joyeux et moins étroit donné aux desseins de l'un et de l'autre, qu'ils soient présents ou éloignés. A la fin ils découvrent que ces traits autrefois sacrés et ce charme magique qui les avaient entraînés l'un vers l'autre, étaient périssables et avaient une fin déterminée, semblables en cela à ces échafaudages qui servent à construire la maison et disparaissent quand elle est bâtie. La purification de l'intelligence et du cœur devient ainsi le mariage récl, prévu et préparé depuis le commencement, bien qu'ils n'en eussent pas conscience. Lorsque je considère la fin pour laquelle deux personnes, un homme et une femme. doués de dons si divers et si relatifs, sont unies pour habiter dans une même maison et pour passer là quarante ou cinquante ans dans la société du mariage, je ne m'étonne plus si le cœur prophétise dès la plus tendre enfance cette suprême crise; je ne m'étonne plus des beautés que les instincts répandent à profusion pour orner la couche nuptiale; je ne m'étonne plus si l'art et l'intelligence rivalisent dans les dons et les mélodies de l'épithalame. Ainsi donc nous sommes entraînés vers un amour qui ne connaît ni le sexe, ni les personnes, ni la partialité, mais qui cherche la sagesse et la vertu partout, à cette seule fin d'accroître la vertu et la sagesse. Nous sommes par nature des observateurs, et par conséquent susceptibles d'apprendre. Voilà notre état permanent. Souvent nous arrivons à sentir que nos affections ne sont que les tentes d'une nuit. Quoique lentement et péniblement, les objets des affections changent comme les objets de la pensée. Il y a des moments où les affections gouvernent et absorbent l'homme, et font dépendre son bonheur d'une ou de plusieurs personnes. Mais quand nous avons recouvré la santé, l'esprit laisse apercevoir de nouveau sa voûte infinie brillante de lumières immuables; alors les chaleureux amours et les craintes qui s'étaient répandus sur nous comme des nuages perdent leur caractère terrestre et s'unissent à Dieu pour atteindre leur perfection. Nous ne devons pas craindre de rien perdre par les progrès de l'âme : nous devons nous confier à l'âme jusqu'à la fin; car des choses aussi belles et aussi magnétiques que les relations de l'amour ne peuvent être supplantées et remplacées que par des choses plus belles et d'un degré plus élevé. |